Le pouvoir du pourquoi

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Dans une conférence TED très visionnée, Simon Sinek posa la question suivante : comment les grands dirigeants inspirent-ils l’action ?[1] Qu’est-ce qui fait que des gens comme Martin Luther King et Steve Jobs se démarquèrent de leurs contemporains qui n’étaient ni moins doués, ni moins qualifiés ? La plupart des gens parlent du quoi. Certaines personnes parlent du comment. Les grands dirigeants commencent cependant par le pourquoi. C’est ce qui fait d’eux des agents de transformation.[2] 

La conférence de Sinek portait sur le monde des affaires et sur le leadership politique. Cependant, les exemples les plus impactants sont directement ou indirectement religieux. Dans The Great Partnership (Le grand partenariat),[3] j’ai en effet avancé que ce qui rend le monothéisme abrahamique différent est qu’il croit en l’existence d’une réponse à la question “pourquoi”. Ni l’univers ni la vie humaine ne sont dénués de sens, le fruit d’un accident ou d’un simple hasard. Tels que Freud, Einstein, et Wittgenstein l’ont tous déclaré, la foi religieuse est la foi dans le sens de la vie.

Ce principe a rarement été illustré de manière aussi puissante que dans Vaet’hanan. Le judaïsme porte beaucoup sur le quoi : ce qui est permis, ce qui est interdit, ce qui est sacré, ce qui est profane. Il porte aussi beaucoup sur le comment : comment étudier, comment prier, comment grandir dans notre relation avec D.ieu et avec notre prochain. Il y a relativement peu de choses sur le pourquoi.

Dans Vaet’hanan, Moïse tient certains propos parmi les plus inspirants jamais tenus sur le pourquoi de l’existence juive. C’est ce qui fit de lui le dirigeant transformateur qu’il était, et cela a des conséquences pour nous, ici et maintenant.

Pour comprendre à quel point les paroles de Moïse étaient étranges, nous devons rappeler quelques faits. Les Israélites étaient encore dans le désert. Ils n’étaient pas encore entrés sur la terre. Ils n’avaient pas d’avantages militaires sur les nations qu’ils devaient combattre. Presque quarante ans auparavant, dix des douze explorateurs avaient affirmé que la mission était impossible. Dans un monde d’empires, de nations et de villes fortifiées, les Israélites ont dû apparaître – d’un œil non averti – comme étant sans défense, sans expérience, une horde parmi tant d’autres à travers l’Asie et l’Afrique dans l’Antiquité. Mis à part les pratiques religieuses, peu d’observateurs contemporains n’auraient pu les distinguer des Jébuséens et Phérezéens, des Midianites et Moabites, et les autres faibles puissances qui peuplaient cette région du Moyen-Orient. 

Mais, dans cette paracha, Moïse a communiqué une certitude inébranlable : ce qui leur était arrivé allait finalement changer et inspirer le monde. Écoutez son propos :

De fait, interroge donc les premiers âges, qui ont précédé le tien, depuis le jour où D.ieu créa l’homme sur la terre, et d’un bout du ciel jusqu’à l’autre, demande si rien d’aussi grand est encore arrivé, ou si l’on a ouï chose pareille ! Quel peuple a entendu, comme tu l’as entendue, la voix de D.ieu parlant du sein de la flamme, et a pu vivre ? Et quelle divinité entreprit jamais d’aller se chercher un peuple au milieu d’un autre peuple, à force d’épreuves, de signes et de miracles, en combattant d’une main puissante et d’un bras étendu, en imposant la terreur, toutes choses que l’Éternel, votre D.ieu, a faites pour vous, en Egypte, à vos yeux ?

Deut. 4:32-34

Moïse fut convaincu que l’histoire juive était et demeurerait unique. À une époque d’empires, un petit groupe sans défense avait été libéré du plus grand de tous les empires par un pouvoir qui n’est pas le leur, celui de D.ieu Lui-même. Ce fut le premier argument de Moïse : la singularité de l’histoire juive en tant que récit de la rédemption.

Son deuxième argument consistait en l’unicité de la révélation :

Où est le peuple assez grand pour avoir des divinités accessibles, comme l’Éternel, notre D.ieu, l’est pour nous toutes les fois que nous l’invoquons ? Et où est le peuple assez grand pour posséder des lois et des statuts aussi bien ordonnés que toute cette doctrine que je vous présente aujourd’hui ?

Deut. 4:7-8

D’autres nations avaient des dieux auprès de qui ils priaient et offraient des sacrifices. Ils attribuaient également leurs victoires militaires à leurs divinités. Mais aucune autre nation ne percevait D.ieu comme souverain ou législateur. Ailleurs, la loi représentait le décret du roi, ou plus récemment, la volonté du peuple. En Israël, de manière tout à fait unique, même lorsqu’il y avait un roi, il n’avait pas de pouvoir législatif. Ce n’est qu’en Israël que D.ieu était non seulement perçu comme un pouvoir, mais également comme l’architecte de la société, l’orchestrateur de sa musique de justice et de miséricorde, de liberté et de dignité.

La question est pourquoi. Vers la fin du chapitre, Moïse donne une réponse : “Et parce qu’il a aimé tes ancêtres, il a adopté leur postérité après eux, et il t’a fait sortir sous ses yeux, par sa toute-puissance, de l’Egypte.” (Deut. 4:37). D.ieu aimait Abraham, en partie parce qu’Abraham aimait D.ieu. Et D.ieu aimait les enfants d’Abraham parce qu’ils étaient Ses enfants et Il avait promis au patriarche qu’Il les bénirait et les protègerait.

Plus tôt cependant, Moïse avait donné un différent type de réponse, pas incompatible avec le deuxième, mais différent :

Voyez, je vous ai enseigné des lois et des statuts, selon ce que m’a ordonné l’Éternel …Observez-les et pratiquez-les ! Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples, car lorsqu’ils auront connaissance de toutes ces lois, ils diront : “Elle ne peut être que sage et intelligente, cette grande nation !”

Deut. 4:5-6

Pourquoi Moïse, ou D.ieu, se préoccupaient-ils à ce que les nations perçoivent les lois d’Israël comme sages et intelligentes ? Le judaïsme était et demeure une histoire d’amour entre D.ieu et une nation en particulier, souvent tempétueuse, parfois sereine, souvent joyeuse, mais proche, intime et même repliée sur elle-même. Qu’est-ce que le reste du monde a à voir là-dedans ?

Mais le reste du monde a à voir avec cela. Le judaïsme n’a jamais été uniquement pour les juifs. Dans les premières paroles d’Abraham, D.ieu avait déjà dit : “Je bénirai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je le maudirai ; et par toi seront heureuses toutes les races de la terre.” (Gen. 12:3). Les juifs devaient être une source de bénédictions pour le monde.

D.ieu est le D.ieu de toute l’humanité. Dans la Genèse, il a parlé à Adam, Ève, Caïn, Noé et a fait une alliance avec toute l’humanité avant d’en faire une avec Abraham. En Égypte, que ce soit dans la maison de Potiphar, en prison ou dans le palais de Pharaon, Joseph parlait continuellement de D.ieu. Il voulait que les Égyptiens sachent que tout ce qu’il faisait, il ne le faisait pas lui-même. Il n’était qu’un agent du D.ieu d’Israël. Il n’y a rien ici qui suggère que D.ieu est indifférent envers les nations du monde.

Plus tard, à l’époque de Moïse, D.ieu dit qu’Il effectuerait des signes et des miracles pour que “les Égyptiens reconnaîtront que je suis l’Éternel” (Ex. 7:5). Il demanda à Jérémie d’être “un prophète parmi les nations.” Il envoya Jonas aux Assyriens à Ninive. Il envoya Amos livrer des oracles aux autres nations avant qu’Il ne lui envoie un oracle concernant Israël. Dans ce qui est probablement la prophétie la plus stupéfiante du Tanakh, Il envoya à Isaïe le message qu’un temps viendra durant lequel D.ieu bénira les ennemis d’Israël :

L’Éternel lui aura conféré sa bénédiction en ces termes : “Bénis soient mon peuple d’Égypte, l’Assyrie, œuvre de mes mains, et Israël, mon bien propre !”

Is. 19:25

D.ieu se préoccupe de toute l’humanité. Ainsi, ce que nous faisons en tant que juifs fait une différence pour l’humanité, pas uniquement d’un point de vue mystique, mais en tant qu’exemples de la signification d’aimer et d’être aimé de D.ieu. Les autres nations regarderaient les juifs en ressentant qu’une puissance plus vaste était à l’œuvre dans leur histoire. Tel que le regretté Milton Himmelfarb l’a dit :

Chaque juif sait qu’il est tout à fait ordinaire ; et pourtant tous ensemble nous semblons pris dans des mésaventures aussi grandes qu’inexplicables… Le nombre de juifs dans le monde est inférieur à la moindre marge statistique d’un recensement en Chine. Nous sommes cependant plus importants que notre nombre. De grandes choses semblent toujours nous arriver, soit à nous, soit autour de nous.[4]

Nous n’avons pas vocation à convertir le monde. Nous avons vocation à l’inspirer. Tel que le prophète Zacharie l’a dit, le moment viendra où “dix hommes de toute langue, de toute nation, saisiront le pan de l’habit d’un seul individu Juif en disant : Nous voulons aller avec vous, car nous avons entendu dire que D.ieu est avec vous.” (Zech. 8:23) Notre vocation est d’être les ambassadeurs de D.ieu dans ce monde, en témoignant qu’il est possible pour un petit peuple de survivre et de prospérer dans les conditions les plus défavorables, de construire une société de liberté dirigée par les lois pour laquelle nous avons tous une responsabilité collective et d’agir “justement, d’aimer la miséricorde et de marcher modestement”[5] avec D.ieu. Vaet’hanan est l’ordre de mission du peuple juif.

D’autres s’en sont inspirés et s’en inspirent encore. La conclusion que j’ai tirée d’une vie passée dans la sphère publique est que les non-juifs respectent les juifs qui respectent le judaïsme. Ils ont du mal à comprendre pourquoi les juifs, dans des pays où règne la liberté religieuse, abandonnent leur foi ou définissent leur identité en des termes purement ethniques.

D’un point de vue personnel, je crois que le monde dans son état actuel de turbulence a besoin du message juif, qui est que D.ieu nous appelle à être vrais envers notre foi et d’être une bénédiction pour les autres, quelles que soient leurs religions. Imaginez un monde dans lequel tout le monde adhèrerait à ce concept. Ce serait un monde transformé.

Nous ne sommes pas simplement une autre minorité ethnique. Nous sommes le peuple qui a construit la liberté en apprenant à nos enfants à aimer, pas à haïr. Notre religion a consacré le mariage et la famille, et qui a parlé des responsabilités bien avant de parler des droits. Notre vision considère la réduction de la pauvreté comme un devoir religieux car, comme Maïmonide l’a dit, vous ne pouvez pas avoir de hautes pensées spirituelles si vous avez faim, si vous êtes malade, sans abri ou seul.[6] Nous ne faisons pas ces choses pas parce que nous sommes conservateurs ou libéraux, républicains ou démocrates, mais parce que nous croyons que c’est ce que D.ieu veut de nous.

Beaucoup de pages ont été écrites sur le quoi et le comment du judaïsme, mais très peu sur le pourquoi. Moïse, dans le dernier mois de sa vie, a enseigné le pourquoi. C’est ainsi que le plus grand des dirigeants a inspiré l’action, de son époque jusqu’à la nôtre.

Si vous voulez changer le monde, commencez par le pourquoi.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=u4ZoJKF_VuA.

[2] Pour une description plus détaillée sur le sujet, consultez le livre basé sur la conférence : Simon Sinek, Start with Why: How Great Leaders Inspire Everyone to Take Action. New York, Portfolio, 2009.

[3] Jonathan Sacks, The Great Partnership: Science, Religion, and the Search for Meaning (New York: Schocken Books, 2012).

[4] Milton Himmelfarb et Gertrude Himmelfarb. Jews and Gentiles. New York, Encounter, 2007, p. 141.

[5] Michée 6:8.

[6] Le Guide des Égarés, III:27.


questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Pourquoi Moïse choisit-il d’expliquer le “pourquoi” du judaïsme ici, à ce stade de la Torah ? 
  2. Si vous deviez résumer le judaïsme en un seul ordre de mission, que diriez-vous ?
  3. Pensez-vous que le judaïsme et le peuple juif aient un impact sur le monde d’aujourd’hui ? De quelle façon ?

With thanks to the Schimmel Family for their generous sponsorship of Covenant & Conversation, dedicated in loving memory of Harry (Chaim) Schimmel.

“I have loved the Torah of R’ Chaim Schimmel ever since I first encountered it. It strives to be not just about truth on the surface but also its connection to a deeper truth beneath. Together with Anna, his remarkable wife of 60 years, they built a life dedicated to love of family, community, and Torah. An extraordinary couple who have moved me beyond measure by the example of their lives.” — Rabbi Sacks

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