La déception de Moïse

פינחס

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Cachée dans la Parachat Pin’has, les Sages ont découvert une histoire très poignante. Moïse, après avoir assisté à la mort de sa sœur et de son frère, savait que son temps sur terre était compté. Il pria D.ieu de nommer un successeur :

“Que l’Éternel, le D.ieu des esprits de toute chair, institue un chef sur cette communauté, qui marche sans cesse à leur tête et qui dirige tous leurs mouvements, afin que la communauté de l’Éternel ne soit pas comme un troupeau sans berger.”

Nombres 27:16-17

Il y a toutefois ici une question inéluctable. Pourquoi cet épisode apparaît-il maintenant ? Il aurait dû apparaître sept chapitres plus tôt, au moment où D.ieu dit à Moïse et Aaron qu’ils allaient mourir sans entrer sur la terre, ou alors juste après la lecture de la mort d’Aaron.

Les Sages ont perçu deux indices de l’histoire dans l’histoire. Le premier est qu’elle se passe juste après l’épisode au cours duquel les filles de Tsélof’had revendiquèrent et reçurent leur part de terre appartenant à leur père. C’est cet épisode qui suscita la demande de Moïse. Un Midrach explique :

Qu’est-ce qui a poussé Moïse à faire cette demande après avoir annoncé le décret de l’héritage ? Lorsque les filles de Tsélof’had héritèrent de leur père, Moïse raisonna ainsi : le moment est venu pour moi de faire ma propre demande. Si les filles héritent, il me semble tout à fait logique que mes fils héritent de ma gloire.

Bamidbar Rabba 21:14

Le deuxième indice se trouve dans les paroles que D.ieu prononça à Moïse juste avant qu’il fasse sa requête de nommer un successeur :

L’Éternel dit à Moïse : “Monte sur cette hauteur des Abarim, pour contempler le pays que j’ai donné aux enfants d’Israël. Quand tu l’auras contemplé, tu iras rejoindre tes pères, toi aussi, comme l’a fait Aaron ton frère…”

Nombres 27:12–13

Les mots en italiques semblent redondants. D.ieu était en train de dire à Moïse qu’il allait bientôt mourir. Pourquoi a-t-Il eu besoin d’ajouter “comme l’a fait Aaron ton frère” ? Le Midrach a dit à ce propos :

Cela nous enseigne que Moïse voulait mourir de la même manière qu’Aaron. Le Ktav Sofer explique :  Aaron a eu le privilège de savoir que ses enfants allaient suivre le même chemin que lui. Son fils Elazar fut nommé grand prêtre de son vivant. Jusqu’à ce jour, les Cohanim sont les descendants directs d’Aaron. Moïse aussi désirait ardemment qu’un de ses fils, Gerchom ou Eliezer, prenne sa place en tant que dirigeant du peuple. Ce ne serait pas le cas. Voilà l’histoire dans l’histoire.

Elle avait une suite. Dans le livre des Juges, nous lisons l’histoire d’un homme appelé Micah qui a établi un culte idolâtre dans le territoire d’Ephraïm et qui a engagé un Lévi pour officier dans le temple. Certains hommes de la tribu de Dan, ayant déménagé au nord pour trouver une meilleure terre, vinrent dans la maison de Micah et saisirent les artefacts idolâtres et le Lévi, qu’ils ont persuadé de devenir leur prêtre en disant: “Viens avec nous pour nous servir de père et de prêtre. Lequel vaut mieux, que tu serves la maison d’un particulier, ou bien une famille et une tribu d’Israël ?” (Juges 18:19).

Ce n’est qu’à la fin de l’histoire (verset 30) qu’on nous révèle le nom du prêtre idolâtre : Jonathan, fils de Gershom, fils de Moïse. Dans nos textes, la lettre noun a été insérée dans le dernier de ces noms, afin qu’elle puisse être lue comme Ménaché au lieu de Moïse. Cependant, la lettre est écrite de manière inhabituelle au-dessus de la ligne. Le Talmud nous dit que le noun a été ajouté pour éviter de ternir le nom de Moïse lui-même en révélant que son petit-fils était devenu un prêtre idolâtre.

Comment pouvons-nous expliquer l’échec apparent de Moïse avec ses propres enfants et ses petits-enfants ? Une suggestion offerte par les Sages était que cela avait à voir avec le fait qu’il ait vécu pendant des années à Midian avec son beau-père Jethro, qui était à l’époque un prêtre idolâtre. Quelque chose dans l’influence midianite a refait surface chez Jonathan trois générations plus tard.

Par ailleurs, il y a des indices ici et là selon lesquels Moïse était tellement préoccupé par le fait de diriger le peuple qu’il n’avait tout simplement pas le temps de s’occuper des besoins spirituels de ses enfants. Par exemple, lorsque Jethro est venu visiter son gendre après la séparation de la mer Rouge, il amena avec lui, Tsippora, la femme de Moïse, ainsi que leurs deux fils. Ils n’étaient pas avec lui jusqu’à ce moment-là.

Les rabbins sont allés plus loin en spéculant sur la raison pour laquelle la propre sœur et le propre frère de Moïse, Myriam et Aaron, ont parlé de lui en mal. Pour les Sages, ils faisaient référence au fait que Moïse s’était physiquement séparé de sa femme. Il avait agi ainsi en raison de la nature de son rôle qui exigeait d’être en état de pureté continuellement car à tout moment, il était susceptible d’avoir un échange verbal avec D.ieu. En bref, ils se plaignaient qu’il négligeait sa propre famille.

Une troisième explication a à voir avec la nature même du leadership. L’autorité bureaucratique, l’autorité en vertu du statut, peut être transmise de parent à enfant. La monarchie fonctionne ainsi, l’aristocratie aussi ; pareil pour des formes de leadership religieux, comme la prêtrise. Mais l’autorité charismatique, celle reposant sur les qualités personnelles, n’est jamais transmise de façon automatique de génération en génération. Moïse était un prophète, et la prophétie repose presque entièrement sur des qualités personnelles. Cela est la raison pour laquelle, incidemment, bien que la royauté et la prêtrise dans le judaïsme étaient des prérogatives masculines, ce n’était pas le cas de la prophétie. Il y avait des prophétesses comme il y avait des prophètes. À cet égard, Moïse n’était pas inhabituel. Peu de dirigeants charismatiques ont des enfants qui sont également des dirigeants charismatiques. 

Une quatrième explication offerte par les Sages était très différente. Par principe, D.ieu ne voulait pas que la couronne de la Torah soit transmise de parent à enfant dans une succession dynastique. C’était le cas de la royauté et de la prêtrise. Mais les Sages dirent que la couronne de la Torah appartient à tous ceux qui s’en emparent et qui portent ses responsabilités. “La Torah que Moïse nous a ordonnée est l’héritage de la communauté de Jacob”, c’est-à-dire qu’elle appartient à tout le monde, pas uniquement à une élite. Le Talmud précise :

Fais attention [de ne pas négliger] les enfants des pauvres, car c’est d’eux d’où sort la Torah… Pourquoi n’est-ce pas habituel pour les érudits de donner naissance à des fils qui sont érudits ?

R. Joseph a dit : afin que l’on ne dise pas que la Torah soit leur héritage. R. Shisha, fils de R. Idi, dit : afin qu’ils ne soient pas arrogants envers la communauté.

Mar Zoutra dit : car ils agissent de manière autoritaire envers la communauté. 

R. Ashi dit: parce qu’ils traitent les gens d’ânes.

Ravina dit : car ils ne prononcent pas d’abord une bénédiction sur la Torah. 

Nédarim 81a

En d’autres termes, la “couronne de la Torah” n’était pas héréditaire de manière délibérée car elle pourrait devenir l’apanage des riches. Ou parce que les enfants de grands érudits pourraient considérer leur héritage pour acquis. Ou parce qu’elle pourrait mener à de l’arrogance et du mépris envers les autres. Ou parce que l’étude elle-même pourrait devenir une simple quête intellectuelle plutôt qu’un exercice spirituel (“ils ne prononcent pas d’abord une bénédiction sur la Torah”).

Cependant, il existe un cinquième facteur que nous devons prendre en considération. Certains des plus grands personnages de l’histoire juive n’ont pas réussi avec tous leurs enfants. Abraham eut Ichmaël. Isaac et Rébecca donnèrent naissance à Esaü. Les douze fils de Jacob restèrent sur le droit chemin, mais trois d’entre eux, Ruben, Chimon et Lévi, déçurent leur père. Il dit de Chimon et Lévi, “Ne t’associe point à leurs desseins, ô mon âme ! Mon honneur, ne soit pas complice de leur alliance !” (Gen. 49:6). A priori, il se dissociait d’eux.[1] Cependant, les trois grands dirigeants des Israélites à travers l’Exode, Moïse, Aaron et Myriam, étaient tous les enfants de Lévi.

Salomon engendra Roboam, dont la gouvernance désastreuse divisa le royaume. Ézéchias, l’un des plus grands rois de Juda, était le père de Ménaché, l’un des pires. Tous les parents ne réussissent pas avec leurs enfants tout le temps. Comment pourrait-il en être autrement ? Nous avons tous un libre-arbitre. Dans une certaine mesure, nous sommes la personne que nous choisissons de devenir. Ce ne sont ni les gènes ni notre éducation qui ne garantissent que nous deviendrons la personne que nos parents désirent que nous soyons. De la même façon qu’il n’est pas acceptable non plus que les parents imposent leur volonté sur leurs enfants qui ont atteint l’âge de la maturité.

Et c’est souvent pour le mieux. Abraham n’est pas devenu un idolâtre comme son père Téra’h. Ménaché, le mauvais roi par excellence, était le grand-père de Josias, l’un des meilleurs. Ce sont des faits importants. Le judaïsme positionne la parentalité, l’éducation et le foyer au cœur de ses valeurs. L’un de nos premiers devoirs est de s’assurer que nos enfants connaissent et aiment notre héritage religieux. Mais parfois, nous échouons. Les enfants peuvent prendre leur propre chemin, qui n’est pas le nôtre. Si cela nous arrive, nous ne devrions pas être paralysés par la culpabilité. Tout le monde ne réussit pas avec ses enfants, pas même Abraham, Moïse, David ou Salomon. Pas même D.ieu Lui-même. “J’ai élevé des enfants, je les ai vus grandir, et eux se sont insurgés contre moi.” (Isaïe 1:2).

Deux éléments ont sauvé l’histoire de Moïse et de ses enfants de la tragédie. Le livre des Chroniques (1 Chron. 23:16, 24:20) fait référence au fils de Gershom non pas en tant que Jonathan mais en tant que Chévoual ou Chouvaël, ce que les rabbins ont traduit comme “un retour à D.ieu”. En d’autres termes, Jonathan s’est finalement repenti de son idolâtrie et est redevenu un juif fidèle. Peu importe à quel point un enfant s’est éloigné, il ou elle peut revenir au fil du temps.

L’autre élément est évoqué dans la généalogie du troisième chapitre des Nombres. Cela commence par les mots “Suivent les générations d’Aaron et de Moïse”, mais continue en énumérant les enfants d’Aaron. Sur ce point, les rabbins disent que parce que Moïse a enseigné aux enfants d’Aaron, ils étaient considérés comme étant les siens. En général, les “disciples” sont appelés “enfants”.[2] 

Nous n’avons pas tous des enfants. Et si nous en avons, malgré nos meilleurs efforts, il est possible qu’ils suivent temporairement un autre chemin. Mais nous pouvons tous laisser quelque chose derrière nous qui perdurera. Certains le font en suivant l’exemple de Moïse : enseigner, faciliter ou encourager la génération suivante. Certains le font en suivant la déclaration rabbinique qui affirme que “la vraie descendance des vertueux sont les bonnes actions.”[3]

Lorsque nos enfants suivent notre chemin, nous devrions être reconnaissants. Lorsqu’ils nous surpassent, nous devrions offrir un remerciement spécial à D.ieu. Et lorsqu’ils choisissent un autre chemin, nous devrions être patients, sachant que le plus grand juif de tous les temps a eu la même expérience avec l’un de ses petits-enfants. Et nous ne devrions jamais perdre espoir. Le petit-fils de Moïse est finalement revenu. Dans pratiquement les dernières paroles du dernier des prophètes, Malakhi a prédit un moment où D.ieu “ramènera le cœur des pères à leurs enfants, et le cœur des enfants à leurs pères” (Malakhi 3:24). Ceux qui se sont égarés seront réunis par la foi et l’amour.


[1] Notez cependant que Rachi interprète la malédiction comme concernant uniquement Zimri, descendant de Chimon, et Kora’h, descendant de Lévi.

[2] Voir Rachi sur les Nombres 3:1.

[3] Rachi sur Genèse 6:9.


questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Pourquoi est-ce important selon vous que les enfants marchent dans les pas de leurs parents ?
  2. Pourquoi pensez-vous que les enfants souhaitent parfois suivre leur propre chemin ? 
  3. Avez-vous suivi les traces de vos parents ? Espérez-vous que vos enfants suivent les vôtres ?
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