Le périple des générations

לך לך

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Lekh Lekha 

Mark Twain dit avec une telle sobriété : 

Lorsque je n’avais que quatorze ans, mon père était tellement ignare que je pouvais à peine supporter sa présence. Mais à mes vingt-et-un ans, je fus stupéfait de constater à quel point le vieil homme avait appris en sept ans.

Peu importe si Freud avait raison ou tort à propos du complexe d’Oedipe, il y a sans aucun doute une part de vérité : le pouvoir et la douleur de l’adolescence est que nous cherchons à nous définir en tant qu’être différents, individualisés, quelqu’un d’autre que nos parents.

Lorsque nous étions jeunes, ils étaient la présence constante de nos vies, notre sécurité, notre stabilité, la source qui nous rattache à ce monde. Le premier acte terrorisant qui survient lorsque nous sommes enfants est l’anxiété de la séparation : l’absence des parents, en particulier de la mère. Les jeunes enfants joueront gaiement tant que leur mère ou dispensatrice de soin est visible. Enlevez cette présence, et ils commencent à paniquer. Nous sommes trop jeunes pour nous aventurer seuls dans ce monde. C’est justement la présence stable et attendue des parents lors de notre enfance qui nous donne une sensation fondamentale de confiance dans la vie.

Mais arrive le moment où nous approchons le monde adulte, lorsque nous devons apprendre à tracer notre propre route dans ce monde. Ce sont des années de quête personnelle, et dans certains cas de rébellion. C’est ce qui rend l’adolescence si stressante. Le mot hébraïque pour “jeunesse” – dont la racine est N-A-R – comporte ces connotations de “réveil” ou d’ “agitation”. Nous commençons à nous définir en faisant référence à nos amis, nos groupes, plutôt que notre famille. Il existe bien souvent des tensions entre les générations. 

Le théoriste littéraire Harold Bloom a écrit deux ouvrages fascinants, The Anxiety of Influence et Maps of Misreading[1] dans lesquels il affirme, dans un style Freudien, que les poètes influents créent un espace pour eux-mêmes en interprétant ou en comprenant mal leurs prédécesseurs de manière délibérée. Sinon, si vous étiez en admiration complète des poètes qui vous ont précédés, vous seriez empreint d’un sentiment que tout ce qui a besoin d’être dit a été dit, et mieux que ce que vous pourriez vous-même faire. Créer un espace dont nous avons besoin pour nous-même implique souvent une relation conflictuelle avec ceux qui nous ont précédé, incluant nos parents.

L’une des grandes découvertes qui a tendance à venir avec l’âge est qu’en ayant passé autant de temps à s’éloigner de nos parents, nous sommes presque devenus comme eux ; plus nous avons cherché à nous en éloigner, plus nous nous en sommes rapprochés. D’où la véracité des propos de Mark Twain. Nous avons besoin de temps et de distance pour voir la sagesse de nos parents, comprendre combien nous leur devons, et pour admettre à quel point une grande partie d’eux vit en nous.

La manière dont la Torah souligne cela avec Abraham (ou Abram comme on l’appelait auparavant) est remarquable dans sa subtilité. Lekh Lekha, et l’histoire juive en général, commence par les paroles : “Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t’indiquerai” (Genèse 12:1). Parmi tous les récits de vie de la Bible hébraïque, cela constitue le point de départ le plus audacieux. Cela semble venir de nulle part. La Torah ne brosse aucun portrait de l’enfance d’Abraham, de sa relation avec les autres membres de sa famille, de la façon dont il en est venu à épouser Sarah, ou encore de ses traits de caractère qui ont fait en sorte que D.ieu l’a distingué pour devenir l’initiateur de ce qui allait devenir la plus grande révolution de l’histoire religieuse de l’humanité, ce que l’on qualifie aujourd’hui de monothéisme abrahamique.

Ce fut ce silence biblique qui a mené à la tradition midrachique que presque chacun d’entre nous a appris plus jeune ; cette tradition selon laquelle Abraham a brisé les idoles dans la maison de son père. C’est Abraham le révolutionnaire, l’iconoclaste, l’homme des nouveaux débuts qui a tout renversé toutes les croyances de son père. Si vous voulez, c’est l’Abraham de Freud.

Ce n’est peut-être qu’avec les années que nous sommes en mesure de lire l’histoire à nouveau et de réaliser la pertinence du passage à la fin de la paracha précédente. Il dit la chose suivante : 

Téra’h emmena Abram son fils, Loth fils de Harân son petit-fils, et Saraï sa bru, épouse d’Abram son fils; ils sortirent ensemble d’Our Kasdim pour se rendre au pays de Canaan, allèrent jusqu’à Harân et s’y fixèrent.

Genèse 11:31

En d’autres termes, il se trouve qu’Abraham a quitté la maison de son père bien après qu’il ait quitté sa terre et son pays. Sa ville natale fut Our Kasdim, qui est aujourd’hui dans le sud de l’Irak, mais il ne s’est séparé de son père qu’à Harân, au nord de la Syrie actuelle. Téra’h, le père d’Abraham, l’a accompagné pour la première moitié de son périple. Il est allé avec son fils, du moins une partie du chemin.

Que s’est-il alors passé ? Il y a deux possibilités. La première est qu’Abraham a reçu son appel à Our Kasdim. Son père Téra’h a ensuite accepté d’aller avec lui, désirant l’accompagner en terre de Canaan, bien qu’il n’ait pas terminé le périple, probablement en raison de son âge avancé. La deuxième est qu’Abraham a reçu l’appel à Harân et, dans ce cas, son père avait déjà commencé son périple de son propre gré en quittant Our Kasdim. De toute manière, la rupture entre Abraham et son père fut nettement moins dramatique qu’on ne le pensait de prime abord.

J’ai affirmé par ailleurs[2] que le récit biblique est bien plus subtil que l’on ne le pense. Il est écrit délibérément pour être compris à différents niveaux et à différentes étapes de notre croissance morale. Il y a un récit en surface. Mais il y a également une histoire plus profonde que nous ne remarquons et ne comprenons lorsque nous avons atteint un certain niveau de maturité (je qualifie cela de contre-narratif caché). La Genèse 11-12 en est un exemple classique.

Dans notre jeunesse, nous entendons l’histoire envoûtante – et même stimulante – d’Abraham qui brise les idoles de son père, avec son message d’enfant qui peut parfois avoir raison tandis que le parent a tort, en particulier lorsqu’il s’agit de la spiritualité et de la foi. Ce n’est que bien plus tard dans la vie que nous entendons la vérité bien plus profonde, dissimulée sous les traits d’une simple généalogie à la fin de la paracha précédente, selon laquelle Abraham était en train d’achever un périple que son père avait commencé.

Il y a un verset dans le livre de Yéochoua (24:2), que nous lisons dans la Hagada le soir du Séder, indiquant : “Vos ancêtres habitaient jadis au-delà du Fleuve, jusqu’à Téra’h, père d’Abraham et de Nahor, et ils servaient des dieux étrangers”. Il y avait de l’idolâtrie dans la famille d’Abraham. Mais la Genèse 11 affirme que ce fut Téra’h qui prit Abraham d’Our Kasdim, et non pas Abraham qui prit Téra’h, afin de se rendre en terre de Canaan. Il n’y avait pas de rupture immédiate et radicale entre père et fils.

En effet, il est difficile d’imaginer comment il aurait pu en être autrement. Abram, le nom original d’Abraham, signifie “père puissant”. Abraham lui-même fut choisi “pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel” (Genèse 18:19) ; autrement dit, il fut choisi pour être un parent modèle. Comment un enfant qui a rejeté les voies de son père deviendrait un père d’enfants qui ne rejetteraient pas sa direction à leur tour ?[3] Il est plus logique de dire que Téra’h avait déjà des doutes au sujet de l’idolâtrie et il inspira Abraham à aller de l’avant, à la fois spirituellement et physiquement. Abraham continua le périple que son père avait commencé, aidant ainsi Isaac et Jacob, son fils et son petit-fils, à emprunter leur propre chemin pour servir D.ieu, le même D.ieu, mais appréhendé de différentes manières.

Cela nous ramène à Mark Twain. Nous commençons bien souvent à réfléchir à l’ampleur de nos différences avec nos parents. Il nous faut du temps pour apprécier à quel point ils nous ont aidé à devenir ce que nous sommes. Même lorsque l’on pensait fuir, nous étions en fait en train de poursuivre leur périple. Nous sommes en grande partie le résultat de ce qu’ils ont été.


[1] Harold Bloom, The Anxiety of Influence: A Theory of Poetry (New York: Oxford University Press, 1973); A Map of Misreading (New York: Oxford University Press, 1975).

[2] Jonathan Sacks, Not in God’s Name: Confronting Religious Violence(New York: Schocken Books, 2017).

[3] Rashi (sur Gen. 11:31) dit que c’était pour camoufler la rupture entre père et fils que la Torah documente la mort de Téra’h avant l’appel de D.ieu à Abraham. Cependant, voir Ramban ad loc.


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QUESTIONS A POSER A LA TABLE DE CHABBATH

1. Dans quelle mesure ressemblez-vous à vos parents, et dans quelle mesure êtes-vous différents d’eux ? 

2. Continuez-vous le périple que vos parents ont commencé ? 

3. Si Téra’h vénérait des idoles, pourquoi pensez-vous qu’il est important pour Rabbi Sacks de suggérer qu’Abraham fut tout de même influencé par lui et qu’il ait continué son périple ?

With thanks to the Schimmel Family for their generous sponsorship of Covenant & Conversation, dedicated in loving memory of Harry (Chaim) Schimmel.

“I have loved the Torah of R’ Chaim Schimmel ever since I first encountered it. It strives to be not just about truth on the surface but also its connection to a deeper truth beneath. Together with Anna, his remarkable wife of 60 years, they built a life dedicated to love of family, community, and Torah. An extraordinary couple who have moved me beyond measure by the example of their lives.” — Rabbi Sacks

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