Guérir du traumatisme de la perte d’un proche

חוקת

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Il m’a fallu deux ans pour me remettre du décès de mon père, de mémoire bénie. Jusqu’à ce jour, plus de vingt ans plus tard, je ne sais toujours pas pourquoi. Il n’est pas mort subitement ou jeune. Il était âgé de bien plus de 80 ans. Dans ses cinq dernières années de vie, il a dû subir cinq opérations, chacune réduisant un peu plus ses forces. Mis à part cela, en tant que rabbin, j’ai dû officier à des funérailles et réconforter les endeuillés. Je savais à quoi cette douleur ressemblait.

Les Sages étaient critiques vis-à-vis de celui qui porte le deuil pendant trop longtemps.[1] Ils ont dit que D.ieu dit Lui-même d’une telle personne, “As-tu plus de compassion que moi ?” Maïmonide décrète :

“Une personne ne devrait pas avoir le cœur brisé de manière excessive pour la mort d’une personne, tel qu’il est dit, “Ne pleurez pas celui qui est mort, et ne le plaignez pas !”(Jérémie 22:10). Cela signifie, ‘Ne pleure pas à outrance.’ Car la mort fait partie de la vie, et celui qui s’endeuille trop longtemps pour quelque chose qui fait partie de la vie est un sot.”[2]

À de rares exceptions près, la limite du chagrin dans la loi juive est d’un an, pas plus.

Mais le fait de connaître tout cela n’a pas aidé. Nous ne sommes pas toujours maîtres de nos émotions. Et le fait de réconforter les autres ne vous prépare pas non plus à votre propre expérience de la perte d’un proche. La loi juive règle la conduite extérieure, pas les sentiments intérieurs ; et lorsqu’elle traite des émotions, comme le commandements d’aimer et de ne pas haïr, la Halakha traduit généralement cela en termes de comportement, en prenant pour acquis, pour reprendre le langage du Sefer haHinoukh, que le “cœur suit l’action”.[3]

J’ai ressenti un trou noir existentiel, un vide au cœur de mon être. Cela a anéanti mes sensations, me laissant incapable de dormir ou de me concentrer, comme si la vie se déroulait à une grande distance de moi et comme si j’étais un spectateur qui regardait un film flou sans son. Cet état d’âme est finalement passé, mais lorsqu’il était là, je commis certaines des pires erreurs de ma vie.

Je mentionne ces éléments car ce sont les fils conducteurs de la parachat ‘Houkat. L’épisode le plus frappant est le moment au cours duquel le peuple se plaint à propos du manque d’eau. Moïse fait une erreur, et bien que D.ieu envoie de l’eau d’un rocher, Il sanctionne aussi Moïse avec un châtiment presque insoutenable : “Puisque tu n’as pas assez cru en Moi pour Me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, aussi ne conduiras-tu point ce peuple dans le pays que Je leur ai donné.” (Nombres 20:12).

Les commentateurs débattent de ce qu’il fit de mal exactement. Est-ce parce qu’il perdit patience avec le peuple (“Écoutez, ô rebelles !” [Nombres 20:10] )? Qu’il frappa le rocher au lieu de lui parler ? Qu’il laissa entendre que ce n’était pas D.ieu mais lui et Aaron qui étaient responsables pour l’eau (Est-ce que de ce rocher nous pouvons faire sortir de l’eau pour vous ?” [Nombres 20:10]).

Ce qui est encore plus troublant est la raison pour laquelle il perdit le contrôle à ce moment-là. Il a été confronté au même problème auparavant. Dans l’Exode 15, les Israélites à Mara se sont plaints que l’eau n’était pas buvable car elle était amère. Dans l’Exode 17, à Massa et Meriba, ils se sont plaints qu’il n’y avait pas d’eau. D.ieu a ensuite dit à Moïse de prendre son bâton et de frapper le rocher, et de l’eau en est sortie. Donc, lorsque dans notre paracha, D.ieu dit à Moïse, “Prends le bâton… et dis au rocher,” ce fut sans aucun doute une erreur pardonnable de supposer que D.ieu lui demanda de le frapper à nouveau. C’est ce qu’Il avait dit la dernière fois. Moïse suivait la demande précédente. Et si D.ieu n’a pas eu l’intention de lui dire de frapper le rocher, pourquoi Lui a-t-il dit de prendre son bâton ?

Ce qui est encore plus difficile à comprendre est l’ordre des événements. D.ieu avait déjà dit à Moïse exactement quoi faire. Réunis le peuple. Parle au rocher, et de l’eau en sortira. Cela s’est passé avant que Moïse ne s’exclame de manière irascible, “Écoutez, ô rebelles.” Il est compréhensible de perdre votre calme lorsque vous êtes confronté à un problème qui semble insoluble. C’était arrivé à Moïse plus tôt lorsque le peuple s’était plaint du manque de viande. Mais ce n’est pas logique de le faire lorsque D.ieu vous l’a déjà dit, “Parle au rocher… De l’eau en jaillira, et tu en feras sortir de l’eau pour eux, et donc tu donneras à la communauté et son bétail de l’eau à boire.” Moïse avait déjà la solution. Pourquoi était-il donc si agité à propos de ce problème ?

Ce n’est qu’après avoir perdu mon père que je compris le passage. Qu’est-ce qui s’était passé juste avant ? Le premier verset du chapitre affirme : “Le peuple s’est arrêté à Kadesh. Là-bas, Myriam décéda et fut enterrée.” Ce n’est qu’à ce moment-là que l’on apprend que le peuple n’avait pas d’eau. Une ancienne tradition explique que le peuple avait été béni jusqu’à présent par une source d’eau miraculeuse par le mérite de Myriam. Lorsqu’elle mourut, l’eau manqua.

Cependant, il me semble que la connexion profonde n’est pas établie entre la mort de Myriam et le manque d’eau, mais entre sa mort et le déséquilibre émotionnel de Moïse. Myriam était sa sœur aînée. Elle avait veillé sur lui lorsque bébé, il avait été placé dans un panier flottant sur le Nil. Elle avait eu le courage d’entreprendre de parler à la fille de Pharaon et de suggérer qu’il soit allaité par une femme hébreue ; réunissant donc Moïse et sa mère, s’assurant qu’il grandisse en sachant qui il était, et à quel peuple il appartenait. Il lui devait son sens de l’identité. Sans Myriam, il n’aurait jamais pu devenir le visage humain de D.ieu auprès des Israélites, le législateur, le libérateur, le prophète. En la perdant, il ne perdit pas uniquement sa sœur. Il perdit la fondation humaine de sa vie.

Endeuillé, vous perdez le contrôle de vos émotions. Vous vous retrouvez en colère lorsque la situation requiert du calme. Vous frappez lorsque vous devez parler, et vous parlez lorsque vous devez garder le silence. Même lorsque D.ieu vous a dit quoi faire, vous n’écoutez qu’à moitié. Vous entendez les paroles mais elles ne pénètrent pas entièrement votre esprit. Maïmonide pose la question suivante : comment est-ce possible que Jacob, un prophète, ne savait pas que son fils Joseph était encore vivant ? Il répond que c’est parce qu’il était en deuil, et la Chékhina ne réside pas en nous lorsque nous sommes en deuil.[4] Moïse au rocher n’était pas autant un prophète qu’il n’était un homme qui venait de perdre sa sœur. Il était inconsolable et hors de contrôle. Il était le plus grand des prophètes. Mais il était aussi humain, rarement autant qu’ici.

Notre paracha porte sur la mortalité. C’est précisément le sujet. D.ieu est éternel, nous sommes éphémères. Comme nous le disons dans la prière du Ounetane Tokef de Roch Hachana et de Yom Kippour, nous sommes “un fragment de poterie, un brin d’herbe, une fleur qui se fane, une ombre, un nuage, un souffle de vent.” Nous sommes poussière et nous revenons à la poussière, mais D.ieu est éternellement vivant.

À un certain niveau, l’épisode de Moïse au rocher est une histoire de péché et de châtiment : “Car tu n’as pas assez eu de foi en moi pour Me sanctifier… tu n’amèneras donc pas cette assemblée sur la terre que je t’ai donnée.” Nous ne sommes pas exactement certains du péché en question, ou de la raison pour laquelle il méritait une punition aussi sévère mais maintenant, au moins, nous avons une meilleure idée du domaine auquel l’histoire appartient.

Cependant, il me semble qu’ ici, comme dans tant d’autres endroits dans la Torah, il y a une histoire derrière l’histoire, et il s’agit d’une histoire tout à fait différente. ‘Houkat porte sur la mort, la perte et le deuil. Myriam meurt. Aaron et Moïse se voient signifier qu’ils ne vivront pas pour pénétrer sur la Terre promise. Aaron meurt, et le peuple le pleure pendant trente jours. Ensemble, ils formèrent la meilleure équipe de leadership que le peuple juif ait jamais connu, Moïse le prophète suprême, Aaron le premier grand prêtre, et Myriam probablement la plus grande de tous.[5] Ce que la paracha nous révèle est que pour chacun d’entre nous, il y a un Jourdain que nous ne franchirons pas, une terre promise à laquelle nous n’accéderons jamais. Même les plus grands sont mortels.

C’est la raison pour laquelle notre paracha commence par le rituel de la vache rousse dont les cendres, mélangées avec la cendre de bois de cèdre, d’hysope, de laine écarlate et dissoutes dans de “l’eau vivante,” sont aspergées sur quelqu’un qui a été en contact avec un mort afin qu’il puisse entrer dans le Tabernacle.

Il s’agit d’un des principes les plus fondamentaux du judaïsme. La mort souille. Pour la plupart des religions à travers l’histoire, la vie après la mort vaut plus que la vie elle-même. C’est là où les dieux vivent, disent les Égyptiens. C’est là où nos ancêtres sont vivants, pensaient les grecs, les romains ainsi que plusieurs tribus primitives. C’est là où vous trouvez la justice, pensaient beaucoup de chrétiens. C’est là où vous trouvez le paradis, pensaient plusieurs musulmans.

La vie après la mort et la résurrection des morts sont des principes fondamentaux et non négociables de la loi juive, mais le Tanakh est visiblement silencieux à leurs égards. Il se concentre sur le fait de trouver D.ieu dans ce monde, sur cette planète, nonobstant notre mortalité. “Ce ne sont pas les morts qui loueront le Seigneur” disent les Psaumes (115:17). D.ieu se trouve dans la vie lui-même avec tous ses risques et dangers, ses pertes et ses chagrins. Nous ne sommes peut-être pas plus que “poussière et cendre” (Genèse 18:27), tel qu’Abraham l’a dit, mais la vie elle-même est un flot ininterrompu “d’eau vivante” et c’est cela que le rituel de la vache rousse symbolise.

Avec une grande subtilité, la Torah mêle ensemble loi et récit, la loi avant le récit car D.ieu fournit la guérison avant la maladie. Myriam meurt. Moïse et Aaron sont envahis par le chagrin. Moïse, pendant un moment, perd contrôle, et avec Aaron, ils se voient rappeler qu’ils sont eux aussi mortels et qu’ils mourront avant d’entrer sur la terre. Mais, tel que Maïmonide l’a dit, “cela fait partie de la vie”. Nous sommes des âmes incarnées. Nous sommes faits de chair et de sang. Nous vieillissons. Nous perdons ceux que nous aimons. À l’extérieur, nous luttons pour garder notre calme, mais à l’intérieur, nous pleurons. Mais la vie continue, et les autres vont continuer ce que nous avons commencé.

Ceux que nous avons aimés et perdus continuent de vivre en nous, tout comme nous continuerons de vivre en ceux que nous aimons. Car l’amour est aussi fort que la mort,[6] et le bien que nous faisons ne mourra jamais.[7]


[1] Moed Katan 27b.

[2] Maïmonide, Hilkhot Avel 13:11.

[3] Sefer haHinoukh, 16.

[4] Maïmonide, Huits chapitres, ch. 7, basé sur Pessa’him 117a.

[5] Il existe beaucoup de midrachim sur le thème de la foi, du courage et de la prévoyance de Myriam.

[6] Cantique des Cantiques 8:6.

[7] Voir Proverbes 10:2 et 11:4.


questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Pourquoi pensez-vous que Moïse fut si profondément affecté par la mort de Myriam ?
  2. Comment la loi de la vache rousse illustre-t-elle la valeur de la vie dans le judaïsme ? 
  3. Comment la Torah nous aide-t-elle à continuer en dépit de la conscience de notre propre mortalité ?

With thanks to the Schimmel Family for their generous sponsorship of Covenant & Conversation, dedicated in loving memory of Harry (Chaim) Schimmel.

“I have loved the Torah of R’ Chaim Schimmel ever since I first encountered it. It strives to be not just about truth on the surface but also its connection to a deeper truth beneath. Together with Anna, his remarkable wife of 60 years, they built a life dedicated to love of family, community, and Torah. An extraordinary couple who have moved me beyond measure by the example of their lives.” — Rabbi Sacks

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