Il existe pour chacun d’entre nous des étapes clés dans notre croissance spirituelle qui changent la direction de notre vie, nous emmenant vers un nouveau chemin. J’ai connu un tel événement alors que j’étais étudiant rabbinique au Jews’ College, et eu donc le privilège d’étudier avec l’une des plus grandes figures rabbiniques de notre époque, Rabbi Dr. Nachum Rabinovitch, zt”l.
C’était un géant : l’un des érudits maïmonidiens les plus savants des temps modernes, aussi bien sur presque toutes les disciplines profanes que sur la littérature rabbinique, et l’un des poskim les plus indépendants et les plus courageux : j’en veux pour preuve ses nombreux volumes de responsa publiés. Il a aussi démontré ce qu’est le courage intellectuel, bien trop rare à notre époque.
L’occasion ne fut pas extraordinaire en soi. Il ne faisait que donner l’un de ses divré Torah réguliers. Cette semaine était la paracha de Noa’h. Mais le Midrach qu’il nous a cité fut, lui, extraordinaire. Il est en effet très difficile à trouver. Il apparaît dans le livre connu sous le nom de Buber’s Tanchuma, publié en 1885 par le grand-père de Martin Buber, Chlomo, dans d’anciens manuscrits. Il s’agit d’un texte très ancien, certains affirment qu’il date du cinquième siècle, qui coïncide avec un ancien Midrach pour lequel nous ne possédons plus le texte entier, connu sous le nom de Midrach Yelamdenou.
Le texte comporte deux sections, et il s’agit d’un commentaire sur les paroles de D.ieu à Noa’h. “D.ieu parla à Noa’h en ces termes : “Sors de l'arche” (Genèse 8:16). À ce propos le Midrach dit :
Noah s’est dit, “Puisque je suis entré dans l’arche avec la permission de D.ieu, puis-je en sortir sans Sa permission ?” Le Saint, béni soit-Il, Lui a répondu : “Cherches-tu une permission ? Dans ce cas, je te donne la permission.” Puis D.ieu dit à Noa'h : “Sors de l'arche.”
Le Midrach ajoute ensuite :
“Rabbi Yéouda bar Ilaï a dit : “Si j’avais été là, j’aurais brisé les portes de l’arche et j’en serais sorti.”[1]
La leçon que Rabbi Rabinovitch en retire - en réalité la seule possible - est que lorsqu’il s’agit de reconstruire un monde brisé, on n’a pas besoin d’attendre une quelconque permission. D.ieu nous donne la permission. Il s’attend à ce qu’on avance.
Cela faisait évidemment écho à une ancienne tradition, mentionnée par Rachi dans son commentaire (sur la Genèse 6:9) et centrale à la compréhension des Sages de la raison pour laquelle D.ieu a fondé le peuple juif non pas avec Noa’h mais avec Abraham. La Torah dit de Noa’h qu’il “se conduisit selon Dieu”. Mais D.ieu dit à Abraham “conduis-toi à mon gré” (Genèse 17:1). Ainsi, l’affirmation n’était pas nouvelle, mais le drame et la puissance du Midrach furent époustouflants.
J’ai subitement compris qu’il s’agit d’une composante importante de ce que représente le judaïsme : avoir le courage d’être un pionnier, faire quelque chose de nouveau, emprunter le chemin moins parcouru, s’aventurer vers l’inconnu. C’est ce qu’Abraham et Sarah firent lorsqu’ils quittèrent leur terre, leur foyer et la maison de leur père. C’est ce que les Israélites firent à l’époque de Moïse lorsqu’ils vécurent dans le désert, guidés uniquement par des nuées le jour et par du feu le soir.
La foi, c’est précisément le courage de prendre des risques, en sachant que “Dussé-je suivre la sombre vallée de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu serais avec moi ; ton soutien et ton appui seraient ma consolation” (Psaume 23:4). Il fallut du courage pour remettre en question les religions de l’antiquité, en particulier lorsqu’elles étaient incarnées par les plus grands empires de l’époque. Il fallut de la foi pour rester juif à l’époque grecque, lorsque les juifs et le judaïsme ont dû paraître petits et étriqués comparés à la culture cosmopolite de la Grèce antique et de l’empire alexandrin.
Il fallut de la foi à Rabbi Yehoshoua ben Gamla pour fonder, dès le premier siècle, le premier système mondial d’éducation obligatoire (Baba Batra 21a) et également à Rabban Yohanan ben Zakkai pour réaliser que le judaïsme pouvait survivre à la perte de son indépendance, de sa terre et de son Temple, sur la base d’une académie d’érudits et une culture d’érudition.
À l’ère moderne, en dépit du fait que la plupart des grands esprits juifs ont soit perdu ou abandonné leur foi, cet ancien réflexe a malgré tout survécu. Comment pouvons-nous comprendre autrement le phénomène d’une minuscule minorité d’Europe et des États-Unis capable de produire autant d’artisans de l’esprit moderne, chacun d’entre eux précurseur à sa façon : Einstein en physique, Durkheim en sociologie, Levi-Strauss en anthropologie, Mahler et Schoenberg en musique, sans compter une série d’économistes innovants de David Ricardo (la loi des avantages comparatifs), à John Neumann (la théorie des jeux) et Milton Friedman (théorie monétaire), en passant par Daniel Kahneman et Amos Tversky (économie comportementale).
Ils ont dominé les domaines de la psychiatrie, la psychothérapie et la psychanalyse, de Freud et son entourage, Viktor Frankl (logothérapie), Aaron T. Beck (thérapie comportementale cognitive) à Martin Seligman (psychologie positive). Les pionniers d’Hollywood et du cinéma furent presque tous juifs. Même dans la musique populaire, les réalisations sont phénoménales, en partant d’Irving Berlin et George Gershwin, maîtres de la comédie musicale américaine, pour arriver à Bob Dylan et Leonard Cohen, les deux poètes par excellence de la musique populaire au vingtième siècle.
Dans la plupart des cas, tel est le destin des innovateurs. Ces gens impliqués ont dû subir critiques, dédain, opposition et mépris. Vous devez être préparé à être seul, au moins incompris, voire calomnié et diffamé. Tel qu’Einstein l’a dit : “Si ma théorie de la relativité s’avère vraie, l’Allemagne me déclarera allemand et la France me nommera citoyen du monde. Si ma théorie s’avère erronée, la France dira que je suis allemand, et l’Allemagne me déclarera juif”. Pour être un pionnier - tels que les juifs le savent de notre histoire -, vous devez être préparé à passer beaucoup de temps dans le désert.
Telle fut la foi des premiers sionistes. Ils le savaient dès le début - certains depuis les années 1860, d’autres après les pogroms de 1880, Herzl après le procès Dreyfus - que les Lumières et l’émancipation européennes avaient échoué ; qu’en dépit de ses immenses réalisations scientifiques et politiques, le continent européen n’avait pas de place pour le juif. Certains sionistes étaient religieux, d’autres étaient séculiers, mais par-dessus tout, ils savaient tous ce que le Midrach Tanhouma avait rendu si clair : lorsqu’il s’agit de reconstruire un monde ou un rêve brisé, vous n’avez pas besoin de la permission du Ciel. Le Ciel vous dit d’y aller.
Cela ne donne pas carte blanche pour faire ce que l’on veut. Toute innovation n’est pas constructive. Certaines peuvent être absolument dévastatrices. Mais ce principe de “marcher en avant”, cette idée que le Créateur attend de nous, Sa plus grande création, d’être créatif, est ce qui fait le caractère unique du judaïsme dans la haute valeur qu’il accorde à la personne et à la condition humaines.
La foi est le courage de prendre un risque pour D.ieu ou pour le peuple juif ; de commencer un voyage vers une destination éloignée, sachant qu’il y aura des épreuves en route, mais en ayant également à l’esprit que D.ieu est avec nous, nous prodiguant de la force si nous ajustons notre volonté à la Sienne. La foi n’est pas la certitude, mais le courage de vivre avec incertitude.
[1] Le Midrach semble être basé sur le fait qu’il s’agisse du premier verset dans la Torah dans lequel le verbe d-b-r (parler) est employé. La racine a-m-r (dire) comporte un sens similaire mais il existe une légère différence entre les deux. D-b-r implique généralement de parler durement, avec jugement. Voir aussi Ibn Ezra ad loc., qui déduit du texte que Noa’h était réticent à quitter l’arche.
Pourquoi pensez-vous que Noa’h a attendu d’être invité à quitter l’arche ?
Pouvez-vous proposer quelques grandes réalisations juives de l’histoire provenant de la foi, malgré l’incertitude ?
D’après vous, qu’est-ce qui requiert une plus grande foi : s’attacher à toutes les réponses, ou avoir des doutes mais toujours croire ?
Entre le Déluge et l’appel à Abraham, entre l’alliance universelle avec Noa’h et l’alliance particulière avec un peuple, l’étrange histoire de Babel se déroule :…
Le courage de vivre avec incertitude
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Noa’h
Il existe pour chacun d’entre nous des étapes clés dans notre croissance spirituelle qui changent la direction de notre vie, nous emmenant vers un nouveau chemin. J’ai connu un tel événement alors que j’étais étudiant rabbinique au Jews’ College, et eu donc le privilège d’étudier avec l’une des plus grandes figures rabbiniques de notre époque, Rabbi Dr. Nachum Rabinovitch, zt”l.
C’était un géant : l’un des érudits maïmonidiens les plus savants des temps modernes, aussi bien sur presque toutes les disciplines profanes que sur la littérature rabbinique, et l’un des poskim les plus indépendants et les plus courageux : j’en veux pour preuve ses nombreux volumes de responsa publiés. Il a aussi démontré ce qu’est le courage intellectuel, bien trop rare à notre époque.
L’occasion ne fut pas extraordinaire en soi. Il ne faisait que donner l’un de ses divré Torah réguliers. Cette semaine était la paracha de Noa’h. Mais le Midrach qu’il nous a cité fut, lui, extraordinaire. Il est en effet très difficile à trouver. Il apparaît dans le livre connu sous le nom de Buber’s Tanchuma, publié en 1885 par le grand-père de Martin Buber, Chlomo, dans d’anciens manuscrits. Il s’agit d’un texte très ancien, certains affirment qu’il date du cinquième siècle, qui coïncide avec un ancien Midrach pour lequel nous ne possédons plus le texte entier, connu sous le nom de Midrach Yelamdenou.
Le texte comporte deux sections, et il s’agit d’un commentaire sur les paroles de D.ieu à Noa’h. “D.ieu parla à Noa’h en ces termes : “Sors de l'arche” (Genèse 8:16). À ce propos le Midrach dit :
Le Midrach ajoute ensuite :
“Rabbi Yéouda bar Ilaï a dit : “Si j’avais été là, j’aurais brisé les portes de l’arche et j’en serais sorti.”[1]
Cela faisait évidemment écho à une ancienne tradition, mentionnée par Rachi dans son commentaire (sur la Genèse 6:9) et centrale à la compréhension des Sages de la raison pour laquelle D.ieu a fondé le peuple juif non pas avec Noa’h mais avec Abraham. La Torah dit de Noa’h qu’il “se conduisit selon Dieu”. Mais D.ieu dit à Abraham “conduis-toi à mon gré” (Genèse 17:1). Ainsi, l’affirmation n’était pas nouvelle, mais le drame et la puissance du Midrach furent époustouflants.
J’ai subitement compris qu’il s’agit d’une composante importante de ce que représente le judaïsme : avoir le courage d’être un pionnier, faire quelque chose de nouveau, emprunter le chemin moins parcouru, s’aventurer vers l’inconnu. C’est ce qu’Abraham et Sarah firent lorsqu’ils quittèrent leur terre, leur foyer et la maison de leur père. C’est ce que les Israélites firent à l’époque de Moïse lorsqu’ils vécurent dans le désert, guidés uniquement par des nuées le jour et par du feu le soir.
La foi, c’est précisément le courage de prendre des risques, en sachant que “Dussé-je suivre la sombre vallée de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu serais avec moi ; ton soutien et ton appui seraient ma consolation” (Psaume 23:4). Il fallut du courage pour remettre en question les religions de l’antiquité, en particulier lorsqu’elles étaient incarnées par les plus grands empires de l’époque. Il fallut de la foi pour rester juif à l’époque grecque, lorsque les juifs et le judaïsme ont dû paraître petits et étriqués comparés à la culture cosmopolite de la Grèce antique et de l’empire alexandrin.
Il fallut de la foi à Rabbi Yehoshoua ben Gamla pour fonder, dès le premier siècle, le premier système mondial d’éducation obligatoire (Baba Batra 21a) et également à Rabban Yohanan ben Zakkai pour réaliser que le judaïsme pouvait survivre à la perte de son indépendance, de sa terre et de son Temple, sur la base d’une académie d’érudits et une culture d’érudition.
À l’ère moderne, en dépit du fait que la plupart des grands esprits juifs ont soit perdu ou abandonné leur foi, cet ancien réflexe a malgré tout survécu. Comment pouvons-nous comprendre autrement le phénomène d’une minuscule minorité d’Europe et des États-Unis capable de produire autant d’artisans de l’esprit moderne, chacun d’entre eux précurseur à sa façon : Einstein en physique, Durkheim en sociologie, Levi-Strauss en anthropologie, Mahler et Schoenberg en musique, sans compter une série d’économistes innovants de David Ricardo (la loi des avantages comparatifs), à John Neumann (la théorie des jeux) et Milton Friedman (théorie monétaire), en passant par Daniel Kahneman et Amos Tversky (économie comportementale).
Ils ont dominé les domaines de la psychiatrie, la psychothérapie et la psychanalyse, de Freud et son entourage, Viktor Frankl (logothérapie), Aaron T. Beck (thérapie comportementale cognitive) à Martin Seligman (psychologie positive). Les pionniers d’Hollywood et du cinéma furent presque tous juifs. Même dans la musique populaire, les réalisations sont phénoménales, en partant d’Irving Berlin et George Gershwin, maîtres de la comédie musicale américaine, pour arriver à Bob Dylan et Leonard Cohen, les deux poètes par excellence de la musique populaire au vingtième siècle.
Dans la plupart des cas, tel est le destin des innovateurs. Ces gens impliqués ont dû subir critiques, dédain, opposition et mépris. Vous devez être préparé à être seul, au moins incompris, voire calomnié et diffamé. Tel qu’Einstein l’a dit : “Si ma théorie de la relativité s’avère vraie, l’Allemagne me déclarera allemand et la France me nommera citoyen du monde. Si ma théorie s’avère erronée, la France dira que je suis allemand, et l’Allemagne me déclarera juif”. Pour être un pionnier - tels que les juifs le savent de notre histoire -, vous devez être préparé à passer beaucoup de temps dans le désert.
Telle fut la foi des premiers sionistes. Ils le savaient dès le début - certains depuis les années 1860, d’autres après les pogroms de 1880, Herzl après le procès Dreyfus - que les Lumières et l’émancipation européennes avaient échoué ; qu’en dépit de ses immenses réalisations scientifiques et politiques, le continent européen n’avait pas de place pour le juif. Certains sionistes étaient religieux, d’autres étaient séculiers, mais par-dessus tout, ils savaient tous ce que le Midrach Tanhouma avait rendu si clair : lorsqu’il s’agit de reconstruire un monde ou un rêve brisé, vous n’avez pas besoin de la permission du Ciel. Le Ciel vous dit d’y aller.
Cela ne donne pas carte blanche pour faire ce que l’on veut. Toute innovation n’est pas constructive. Certaines peuvent être absolument dévastatrices. Mais ce principe de “marcher en avant”, cette idée que le Créateur attend de nous, Sa plus grande création, d’être créatif, est ce qui fait le caractère unique du judaïsme dans la haute valeur qu’il accorde à la personne et à la condition humaines.
La foi est le courage de prendre un risque pour D.ieu ou pour le peuple juif ; de commencer un voyage vers une destination éloignée, sachant qu’il y aura des épreuves en route, mais en ayant également à l’esprit que D.ieu est avec nous, nous prodiguant de la force si nous ajustons notre volonté à la Sienne. La foi n’est pas la certitude, mais le courage de vivre avec incertitude.
[1] Le Midrach semble être basé sur le fait qu’il s’agisse du premier verset dans la Torah dans lequel le verbe d-b-r (parler) est employé. La racine a-m-r (dire) comporte un sens similaire mais il existe une légère différence entre les deux. D-b-r implique généralement de parler durement, avec jugement. Voir aussi Ibn Ezra ad loc., qui déduit du texte que Noa’h était réticent à quitter l’arche.
These questions come from this week’s Family Edition to Rabbi Sacks’ Covenant & Conversation. For additional interactive, multi-generational study, check out the full edition at www.RabbiSacks.org/covenant-conversation-family-edition/noach/the-courage-to-live-with-uncertainty/
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