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Vayichla'h

Il s’agit de l’un des épisodes les plus énigmatiques de la Torah, mais aussi de l’un des plus importants, car il s’agit du moment qui a octroyé au peuple juif son nom : Israël, “car tu as jouté contre des puissances célestes et humaines et tu es resté fort.” (Genèse 32:28)

Jacob était terrorisé après avoir entendu que son frère Esaü arrivait pour l’affronter avec une armée de quatre cents hommes. La Torah dit qu’il était “fort effrayé et plein d'anxiété” (Gen. 32:7). Il s’est préparé de trois manières : apaisement, prière et guerre (Rachi sur le verset 9). Il a envoyé à Esaü un immense présent de bétail et de bovins, espérant l’apaiser. Il a prié D.ieu : “Sauve-moi, de grâce, de la main de mon frère” (verset 12). Et il s’est préparé pour la guerre en divisant sa famille en deux camps afin qu’au moins l'un d'entre eux puisse survivre.

Mais il resta anxieux. Seul dans la nuit, il lutta contre un étranger jusqu’au lever du jour. L’identité de l’étranger n’est pas claire. Le texte l’appelle un homme. Osée (Osée 12:5) l’appelait un ange. Les Sages disent qu’il était l’ange gardien d’Esaü[1]. Jacob lui-même semble être sûr d’avoir rencontré D.ieu lui-même. Il appelle l’endroit où la confrontation a eu lieu Péniel, en disant : “parce que j'ai vu un être divin en face-à-face et que ma vie est restée sauve.”
(Gen. 32:31)

Il existe plusieurs interprétations. L’une d’entre elles, cependant, est particulièrement fascinante en termes de style et de substance. Elle provient du petit-fils de Rachi, Rabbi Chmouel ben Meir (Rachbam, France, 1085–1158). Le Rachbam avait une approche originale frappante du commentaire biblique[2]. Il sentait que les Sages, ayant l’intention d’interpréter le texte pour ses ramifications hilkhatiques, échouaient souvent à pénétrer ce qu’il qualifiait d’omek pechouto chel mikra, le sens simple du texte dans toute sa profondeur.

Le Rachbam pensait que son grand-père se penchait trop sur le midrach, plutôt qu’une lecture “simple” du texte. Il nous dit qu’il débattait souvent de ce sujet avec Rachi lui-même, admettant que s’il avait eu le temps, il aurait écrit plus de commentaires sur la Torah à la lumière de nouvelles idées du sens simple qui venaient à lui “tous les jours”. Il s’agit d’un aperçu éblouissant de l’esprit de Rachi, le plus grand et plus célèbre commentateur dans toute l’histoire du savoir rabbinique.

Tout cela constitue un prélude à la remarquable lecture de Rachbam sur le match de lutte de la soirée. Il prend cela comme un exemple de ce que Robert Alter a qualifié de scène type[3], c’est-à-dire un épisode stylisé qui survient plus d’une fois dans le Tanakh. Un exemple évident est un jeune homme qui rencontre sa future femme à un puits, une scène qui a lieu à trois reprises dans la Torah : dans le cas du serviteur d’Abraham et de Rebecca, de Jacob et Rachel, et de Moïse et Tsipora. Il y a des différences entre eux, mais suffisamment de ressemblances pour nous faire réaliser que nous avons affaire à une convention. Un autre exemple, qui survient plusieurs fois dans le Tanakh, est la naissance d’un héros issu d’une femme qui était stérile jusqu’alors.

Le Rachbam comprend cela comme un indice nous permettant de comprendre la lutte nocturne de Jacob. Il la lie à d’autres épisodes du Tanakh, deux en particulier : l’histoire de Jonas, et l’épisode obscure dans la vie de Moïse lorsque, en route vers l’Égypte, le texte annonce, “Pendant ce voyage, il s'arrêta dans une hôtellerie ; le Seigneur l'aborda et voulut le faire mourir” (Ex. 4:24). Tsipora a ensuite sauvé la vie de Moïse en faisant la brit sur leur fils (Ex. 4:25–26)[4].

C’est l’histoire de Jonas qui offre la clé de la compréhension des autres. Jonas cherchait à se dérober de sa mission d’aller à Ninive pour mettre le peuple en garde à propos du fait que la ville s’apprêtait à être détruite s’il ne se repentait pas. Jonas s’est enfui dans un bateau à Tarchich, mais D.ieu a envoyé une tempête qui a failli faire chavirer l’embarcation. Puis le prophète a été jeté à la mer et avalé par une énorme baleine qui l’a ensuite recraché vivant. Jonas a réalisé ainsi que la fuite était impossible.

Le Rambam indique que la même chose s’applique à Moïse qui, au buisson ardent, a exprimé à plusieurs reprises sa réticence pour entreprendre la tâche que D.ieu lui avait confiée. De manière évidente, Moïse tergiversait même après avoir commencé le voyage, et c’est pour cette raison que D.ieu était en colère contre lui.

Et ce fut la même chose pour Jacob. Selon le Rachbam, malgré la garantie de D.ieu, il avait encore peur de rencontrer Esaü. Son courage lui manquait et il essayait de s'enfuir. D.ieu a envoyé un ange afin de l’empêcher de le faire.

Il s’agit d’une interprétation unique, qui donne à réfléchir sur ses implications. Voici trois grands hommes, Jacob, Moïse et Jonas, mais tous les trois, selon le Rachbam, avaient peur. De quoi ? Aucun d’entre eux n’était un lâche.

Pour l’essentiel, ils avaient peur de leur mission. Moïse n’arrêtait pas de dire à D.ieu au buisson ardent : qui suis-je ? Ils ne croiront pas en moi. Je ne suis pas un homme à la parole facile. Jonas était réticent à l’idée de livrer un message de D.ieu aux ennemis d’Israël. Et Jacob dit simplement à D.ieu : “Je suis peu digne de toutes les faveurs et de toute la fidélité que tu as témoignées à ton serviteur” (Gen. 32:11). 

Et ils n’étaient pas les seules personnes dans le Tanakh à éprouver des craintes de ce genre. Ce fut également le cas du prophète Isaïe lorsqu’il dit à D.ieu “Je suis un homme aux lèvres impures” (6:5). Ce fut également le cas de Jérémie lorsqu’il dit “Je ne sais point parler, car je suis un enfant” (Jer. 1:6). 

Il ne s’agit pas de peur physique. Il s’agit de la peur qui provient d’un sentiment de faiblesse personnelle. “Qui suis-je pour diriger le peuple juif ?” demanda Moïse. “Qui suis-je pour livrer la parole divine ?” demandèrent les prophètes.

“Qui suis-je pour faire face à mon frère Esaü, sachant que je vais perpétuer l’alliance et pas lui ?” demanda Jacob. Parfois, les plus grands ont le plus bas niveau de confiance en eux, car ils savent à quel point la responsabilité est immense et à quel point ils se sentent petits par rapport à elle. Le courage ne signifie pas de ne pas avoir peur. Il signifie avoir peur mais la surmonter. Si cela est vrai pour le courage physique, ça l’est également pour le courage moral et spirituel.

Les remarques de Marianne Williamson sur le sujet sont devenues célèbres à raison. Elle écrit :

Notre peur la plus profonde n’est pas que nous sommes inadéquats. Notre peur la plus profonde est que nous sommes excessivement puissants. C’est notre lumière et non pas notre noirceur qui nous effraie. Nous nous demandons, qui suis-je pour être brillant, beau, talentueux, fabuleux? En fait, qui n’es-tu pas destiné à être? Tu es un enfant de D.ieu. Le fait de jouer petit ne sert pas le monde. Il n’y a rien d’inspirant du fait de se rabaisser afin que les autres ne se sentent pas insécurisés autour de vous. Nous sommes tous destinés à briller, comme les enfants. Nous sommes nés pour rendre évidente la gloire D.ieu qui réside en nous. Elle n’est pas uniquement en certains d’entre nous, elle est en nous tous. Et en laissant notre lumière briller, nous donnons inconsciemment la permission aux autres de faire de même. En étant libérés de notre propre peur, notre présence libère automatiquement les autres[5].

Shakespeare l’a exprimé de la plus belle des façons :

“N’aie pas peur de la grandeur: certains sont nés grands, certains atteignent la grandeur, et d’autres se voient imposer la grandeur”[6].

J’ai l’impression que, consciemment ou inconsciemment, certains fuient le judaïsme pour cette même raison. Qui sommes-nous pour être les témoins de D.ieu sur terre, une lumière pour les nations, un modèle pour les autres ? Même des géants spirituels comme Jacob, Moïse et Jonas cherchaient à s’enfuir, à plus forte raison vous et moi ? Cette crainte de l’indignité a certainement été ressentie par la plupart d’entre nous à un moment ou un autre.

La raison pour laquelle c’est mauvais n’est pas parce que c’est faux, mais parce que ce n’est pas pertinent. Il est clair que nous ne nous sentons pas légitimes pour une grande tâche avant de l’accomplir. Les dirigeants grandissent en dirigeant. Les écrivains grandissent en écrivant. Les enseignants grandissent en enseignant. C’est uniquement en surmontant notre sentiment d’inadéquation que nous nous lançons dans la tâche et que nous nous trouvons ainsi élevé et grandi en l’accomplissant. Pour reprendre le titre d’un livre connu[7], nous devons “trembler mais oser”.

N’aie pas peur de la grandeur : c’est pour cela que D.ieu a lutté avec Jacob, Moïse et Jonas et ne les a pas laissés s’enfuir. Nous ne sommes peut-être pas nés grands, mais en étant né juif (ou en se convertissant pour le devenir), la grandeur nous est accordée. Et comme Marianne Williamson l’a si bien dit, en nous libérant de la peur, nous aidons les autres à s’en libérer. C’est exactement ce que nous sommes destinés à faire en tant que juifs : avoir le courage d’être différents, remettre en question les idoles de l’époque, être fidèles à notre religion tout en cherchant à être une bénédiction aux yeux des autres, peu importe leur foi.

Car nous sommes les enfants de l’homme à qui fut donné le nom de celui qui “a jouté contre des puissances célestes et humaines et qui est resté fort”. Notre tâche n’est pas facile, mais est-ce qu’une tâche qui en vaut la peine l’est ? Nous sommes aussi vertueux que les défis que nous avons le courage d’entreprendre. Et si parfois nous voulons nous enfuir, nous ne devrions pas nous sentir coupables. Les grands l’ont aussi fait.

Ressentir de la peur est tout à fait acceptable. Mais la laisser nous envahir ne l’est pas. Car D.ieu a foi en nous, même si parfois les meilleurs n’ont pas foi en eux-mêmes.


[1] Genesis Rabba 77:3. 

[2] Il développe sur le sujet dans son commentaire sur la Genèse 37:2. 

[3] Voir Robert Alter, The Art of Biblical Narrative (New York: Basic Books, 1981).

[4] Rachbam sur la Genèse 32:29. Le Rachbam inclut également l’épisode de Bilam, l’âne, et l’ange comme autre exemple pour cette scène type.

[5] Marianne Williamson, A Return to Love (New York: HarperCollins, 1992), 190.

[6] William Shakespeare, Twelfth Night, acte 2, scène 5.

[7] Susan Jeffers, Feel the Fear and Do It Anyway (New York: Random House, 2017).


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Questions à poser à la table de Chabbath
  1. Nous qualifions parfois cette peur d’être inadéquats “le syndrôme de l’imposteur”. Avez-vous déjà vécu cela ? 
  2. Avez-vous déjà essayé de fuir quelque chose, mais quelqu’un vous a arrêté ? 
  3. Pourquoi est-ce important d’écouter les gens qui croient en vous ?

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