Le moral dans un monde matériel

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Il arrive que la Torah dise quelque chose de fondamental dans ce qui semble être a priori un commentaire mineur et fortuit. Nous avons une illustration parfaite de ce phénomène au début de cette paracha.

Dans la paracha précédente, nous lisons la façon dont Moïse fut envoyé par D.ieu pour mener les Israélites vers la liberté, et comment ses premiers efforts échouèrent. Non seulement Pharaon n’a pas laissé le peuple partir, mais il a aggravé la situation des Israélites. Ils devaient produire le même nombre de briques qu’avant, mais maintenant ils devaient rassembler leur propre paille. Le peuple s’est plaint à Pharaon avant de se plaindre à Moïse, puis Moïse s’est plaint à D.ieu.

“Mon D.ieu, pourquoi as-tu rendu ce peuple misérable ? Dans quel but m'avais-tu donc envoyé ?”

Exode 5:22

Au début de Vaéra, D.ieu dit à Moïse qu’Il libèrera les Israélites, et lui dit de l’annoncer au peuple. Puis nous lisons ensuite : 

Moïse redit ces paroles aux enfants d'Israël mais ils ne l'écoutèrent point, ayant l'esprit oppressé par une dure servitude.

Exode 6:9

La phrase en italique semble assez simple. Le peuple n’a pas écouté Moïse car il lui avait délivré des messages de D.ieu qui n’avaient en rien amélioré la situation. Ils étaient préoccupés par leur survie quotidienne. Ils n’avaient pas le temps pour des promesses utopiques qui ne semblaient pas ancrées dans la réalité. Moïse n’avait rien réussi à produire dans le passé. Ils n’avaient aucune raison de croire qu’il le ferait à l’avenir. Jusque là, tout est très clair.

Mais il y a quelque chose de plus subtil qui se déroule en filigrane. Lorsque Moïse rencontra D.ieu pour la première fois lors de l’épisode du buisson ardent, D.ieu lui demanda de diriger, mais Moïse ne cessait de refuser, de peur que le peuple ne l’écoute point. Il n’était pas un homme à la parole facile. Il parlait lentement. C’était un homme “à la parole embarrassée” (Ex 6:30). Il manquait d’éloquence. Il ne pouvait pas impressionner les foules. Il n’était pas un dirigeant inspirant.

Il s’est avéré cependant que Moïse avait à la fois raison et tort ; il avait raison sur le fait que le peuple ne voulait pas l’écouter, mais il se trompait sur la raison. Cela n’avait rien à voir avec ses failles en tant que dirigeant ou orateur. En fait, cela n’avait rien à voir avec Moïse. Le peuple ne voulait pas l’écouter car il avait “l'esprit oppressé par une dure servitude”. En d’autres termes, si vous voulez améliorer la situation spirituelle des gens, améliorez d’abord leur situation matérielle. Il s’agit de l’un des aspects les plus humanistes du judaïsme.

Maïmonide met l’accent sur cet aspect dans le Guide des Égarés. Il explique que la Torah a deux objectifs : le bien-être de l’âme et le bien-être du corps.[1] Le bien-être de l’âme est quelque chose d’intérieur et de spirituel, mais le bien-être du corps requiert une société et une économie fortes, où il existe un État de droit, une répartition et une organisation du travail, et la promotion du commerce. Nous ressentons un bien-être physique lorsque tous nos besoins matériels sont satisfaits, mais aucun d’entre nous ne peut faire cela tout seul. Nous nous spécialisons et échangeons. C’est pour cela que nous avons besoin d’une société bonne, forte et juste.

Pour Maïmonide, la réussite spirituelle est plus élevée que la réussite matérielle, mais nous devons assurer cette dernière d’abord, car “une personne qui souffre de la faim, de la soif, de la chaleur ou du froid, ne peut pas comprendre une idée même si elle est formulée par quelqu’un d’autre, et encore moins y parvenir par son propre raisonnement”. En d’autres termes, si nos besoins physiques fondamentaux ne sont pas satisfaits, nous ne pouvons pas atteindre de hautes sphères spirituelles. Lorsque le moral d’un peuple est miné par un dur labeur, il ne peut écouter Moïse. Si vous souhaitez améliorer la situation spirituelle des gens, améliorez d’abord leurs conditions de vie matérielle.

Cette idée a été exprimée à l’époque moderne par deux psychologues juifs new-yorkais, Abraham Maslow (1908–1970) et Frederick Herzberg (1923–2000). Maslow était fasciné par la raison pour laquelle un si grand nombre de personnes n'atteignent jamais leur potentiel. Il croyait également, tout comme le croyait plus tard Martin Seligman, le créateur de la psychologie positive, que la psychologie devait se concentrer non seulement sur le traitement d’une maladie mais également sur la promotion positive de la santé mentale. Sa contribution la plus célèbre sur l’étude de l’esprit humain fut sa “hiérarchie des besoins”.

Nous ne nous résumons pas à un simple amalgame de désirs et de pulsions. Il existe un ordre clair de nos préoccupations. Maslow a énuméré cinq niveaux. Il existe d’abord nos besoins physiologiques : de la nourriture et un toit, les éléments fondamentaux de la survie. Puis viennent ensuite les besoins de sécurité : la protection contre le mal que les autres nous font. Le troisième est notre besoin d’amour et de sentiment d’appartenance. Ensuite vient notre désir de reconnaissance et d’estime, et au-delà se trouve le besoin de réalisation de soi : réaliser notre potentiel, devenir la personne que nous pourrions et devrions devenir. Lors de ses dernières années, Maslow a ajouté un autre niveau : celui de la transcendance de soi, consistant à s'élever au-delà de sa propre personne par l’altruisme et la spiritualité.

Herzberg a simplifié toute cette structure en faisant la distinction entre les facteurs physiques et psychologiques. Il a appelé le premier les besoins d’Adam, et le second, les besoins d’Abraham. Herzberg était particulièrement intéressé par ce qui motivait les gens au travail. Ce qu’il a réalisé à la fin des années 1950, une idée renouvelée plus récemment par un économiste israélo-américain Dan Ariely, est que l’argent, le salaire et les récompenses financières (les stock-options et autre) ne sont pas les seuls facteurs de motivation. Les gens ne travaillent pas nécessairement mieux, plus dur ou de façon plus créative s’ils sont plus payés. L’argent fonctionne jusqu’à un certain point, mais au-delà, le vrai levier de motivation est le défi de grandir, de créer, de trouver un sens et d’investir vos plus grands talents dans une grande cause. L’argent parle à nos besoins d’Adam, et le sens parle à nos besoins d’Abraham.

Il existe une vérité ici selon laquelle les juifs et le judaïsme ont eu tendance à vivre plus pleinement que tout autre civilisation ou religion. La plupart des religions sont des cultures d’acceptation. Il existe de la pauvreté, de la faim et des maladies sur terre car c’est comme cela que le monde a été créé, c’est comme cela que D.ieu l’a conçu et le désire. Oui, nous pouvons trouver du bonheur, un nirvana ou de l’extase, mais pour y arriver, il est nécessaire de s’échapper de ce monde par la méditation, ou en se retirant dans un monastère, ou par les drogues, l’état de transe, ou en attendant patiemment la joie qui nous attend dans le monde à venir. La religion anesthésie les souffrances.

Cela n’est en rien la position du judaïsme. Lorsqu’il s’agit de la pauvreté et de la douleur dans ce monde, notre religion est une religion de protestation, pas d’acceptation. D.ieu ne veut pas que les gens soient pauvres, affamés ou malades, opprimés, non-instruits, privés de leurs droits ou sujets d’abus. Il a fait de nous Ses agents pour cette cause. Il souhaite que nous soyons Ses partenaires dans l'œuvre de la rédemption. C’est la raison pour laquelle tant de juifs deviennent des médecins qui combattent les maladies, des avocats qui affrontent l’injustice, ou des éducateurs qui combattent l’ignorance. C’est sûrement pour cela qu’ils ont produit autant d’économistes pionniers (gagnants de prix Nobel). Comme Michael Novak (citant Irving Kristol) l’écrit :

La pensée juive s’est toujours sentie à l’aise avec une bonne organisation de ce monde, alors que la pensée chrétienne a toujours ressenti une attirance vers l’autre monde. La pensée juive a eu une orientation candide vers la propriété privée, alors que la pensée catholique, articulée à une période ancienne par les prêtres et les moines, a constamment tenté de diriger l’attention de ses adeptes au-delà des activités et des intérêts de ce monde vers le prochain. Ainsi, instruits par la loi et les prophètes, les juifs ordinaires se sont toujours sentis à l’aise dans ce monde, alors que les catholiques ordinaires ont perçu ce monde comme une vallée de tentations et une distraction de leur vraie tâche, qui est de se préparer au monde à venir.[2]

D.ieu doit être recherché dans ce monde, pas uniquement dans le prochain. Mais pour que nous puissions atteindre de hautes sphères spirituelles, nos besoins matériels doivent d’abord être satisfaits. Abraham était plus grand qu’Adam, mais Adam est arrivé avant Abraham. Lorsque le monde physique est âpre, l’esprit humain est brisé, et les gens ne peuvent pas entendre la parole divine, même lorsqu’elle est délivrée par Moïse.

Levi Yitzchak de Berditchev l’a bien dit :

“Ne te préoccupe pas de l’état spirituel de ton prochain et des besoins de ton corps. Préoccupe-toi des besoins du corps de ton prochain et de ton propre état spirituel.”

Réduire la pauvreté, guérir les malades, maintenir l’état de droit et le respect des droits de l’homme : telles sont les tâches spirituelles qui ne sont pas moins importantes que la prière et l’étude de la Torah. Les gens ne peuvent pas écouter le message de D.ieu si leur moral est miné et qu’ils se livrent à des travaux épuisants.


[1] Maïmonide, Le guide des égarés, III:27.

[2] Michael Novak, This Hemisphere of Liberty (Washington, DC: American Enterprise Institute, 1990), 64.


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Questions à poser à la table de Chabbath
  1. Qu’est-ce qui est plus important selon vous, votre bien-être physique ou votre bien-être mental, émotionnel et spirituel ?
  2. Le judaïsme se concentre-t-il de manière équivalente sur le physique et le spirituel ? Pourquoi ? 
  3. Comment pouvons-nous agir afin d’aider les gens à atteindre à la fois le bien-être spirituel et le bien-être physique ?

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