Les affaires et la société

Published 12 June 2013
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Je remercie les lords de cette opportunité d’interroger la vision du Gouvernement sur la relation entre le monde des affaires et la société. Je salue en particulier l’opportunité que nous offrent ces échanges, nous permettant de prendre du recul sur la spécificité de la politique. Elle opte en effet pour une vision plus globale, et de long terme, sur la dimension morale des politiques économiques. Il s’agit effectivement d’un sujet très large, et je ne prononcerai que quelques mots généraux, puis me concentrerai ensuite sur un aspect en particulier, convaincu que d’autres orateurs en aborderont d’autres.

À la lumière des manifestations du G8 ainsi que bien d’autres choses qui ont été dites ces dernières années, on prend souvent pour acquis que lorsque des dirigeants religieux parlent du monde des affaires, c’est pour critiquer le capitalisme et son fonctionnement. Cela n’est pas le cas de la tradition à laquelle j’appartiens. Après tout, la Bible hébraïque relate l’histoire du premier économiste mondial, Joseph, qui a inventé la théorie des cycles d’échange (sept années d’abondance suivies par sept années de famine) ; jusque-là, elle s’est révélée être un guide plus précis pour le vingt-et-unième siècle que la majorité des prévisions économiques.

Nous croyons que les affaires, et l’économie de marché de manière générale, jouent un rôle moral dans la société. Il s’agit du plus grand stimuli que nous connaissons pour la créativité humaine. Elles augmentent la richesse commune et réduisent la pauvreté, or la pauvreté est profondément humiliante. La liberté économique est intimement liée à la liberté politique. Tel que Montesquieu l’a souligné au dix-huitième siècle, le commerce est une alternative profonde à la guerre. Et tout au long de l’histoire, les centres de commerce, comme la ville de Londres, sont à l’avant-garde de la tolérance et du respect de la différence.

Mais l’économie est toujours sujette à une loi morale fondamentale. Selon le Talmud, la première question qui nous est posée dans le ciel est la suivante : “Avons-nous été honnête en affaires ?” On ne nous dit pas ce qui arrivera si l’on répond “non”, mais dans mon esprit, je vois une figure angélique comme celle de Lord Sugar avec des ailes qui dit : “Tu es viré !”

Cependant, j’aimerais exprimer ma préoccupation sur un aspect en particulier de notre situation actuelle, le chômage chez les jeunes. Aujourd’hui, le taux de chômage est élevé en Europe, et le taux de chômage chez les jeunes l’est bien plus encore. En Angleterre, ce taux est de 20,7 %. Et cela n’est pas le pire. En Grèce, le taux atteint 58 %, en Espagne 55 %, en Italie 37 % et en France 25 %. Ces chiffres sont particulièrement alarmants.

Et la vraie question est la suivante : ces taux constituent-ils un indicateur d’un point bas provisoire du cycle économique, ou bien vont-ils devenir une donnée pérenne des économies occidentales, dans un contexte où pratiquement tout ce qui a trait aux affaires devient de plus en plus globalisé, et que nous continuons à externaliser l’industrie manufacturière et de services à des économies à bas salaire dans le reste du monde ?

Nous avions cru que le taux de chômage élevé était le prix à payer pour des intérêts et des taux d’inflation moins élevés. Est-ce maintenant le prix que l’on doit payer pour le libre-échange global ? Condamnons-nous une proportion significative de jeunes gens à un avenir dans lequel ils ne trouveront jamais de travail ?

Si c’est le cas, le prix que nous payons est très élevé. Il existe le risque économique d’une part d’actifs se réduisant de plus en plus, qui supporte une population inactive de plus en plus nombreuse, et c’est un phénomène actuel puisque nous vivons bien plus longtemps qu’auparavant. Il existe aussi un risque politique. Historiquement parlant, et dans plusieurs régions du monde aujourd’hui, le taux de chômage chez les jeunes est une cause première d’instabilité politique. Mais par-dessus tout, nous devrions être conscients des dangers moraux, psychologiques, et j’ose dire spirituels, en jeu.

Dans le judaïsme, nous croyons que le travail est fondamental pour la dignité humaine. Nous croyons que l’on devrait tous pouvoir dire : “j’ai apporté une contribution au bien commun. J’ai donné ; je ne me suis pas contenté de recevoir. J’ai gagné mon pain quotidien. Je ne suis pas dépendant de la générosité des autres”. Nos anciens Sages disaient : “Sois prêt à faire le travail le plus bas qui soit plutôt que de dépendre des autres”. Maïmonide, notre plus éminent érudit médiéval, a affirmé que la plus grande forme de charité est de trouver un travail à son prochain, car cela permet au receveur de devenir indépendant de la bienfaisance. Ces idées n’ont rien perdu de leur pertinence.

L’économiste juif David Ricardo a formulé l’une des plus belles théories économiques sur le plan moral, celle des avantages comparatifs, qui dispose du fait que, même si vous êtes meilleur que moi en tout, si vous êtes, comme moi, meilleur dans certains domaines que dans d’autres ; dans ce cas, si nous nous concentrons sur nos domaines de prédilection et que nous commerçons, nous en ressortons tous deux gagnants. Ce qui signifie que chacun d’entre nous avons une contribution à apporter à la richesse commune. Nous avons tous quelque chose à donner.

Dans un article émouvant publié il y a quelques mois, Matthew Parris a relaté l’expérience de la vie d’allocataire social, ce qu’il avait entrepris de faire une fois dans l’optique de préparer un documentaire télévisé. Il a découvert que le vrai problème était davantage psychologique que matériel. Sans minimiser les difficultés financières profondes, il a expliqué : “Je n’oublierai jamais le déclin calme, silencieux et mortel d’une vie sans but, une vie dans laquelle vous être dépendant mais où personne de dépend de vous, une vie dans laquelle tous les gens autour de vous sont également sans occupation”. Il parla de l’humiliation et de l’indignité de ne pas travailler. C’est précisément ce qui stimule l’éthique économique juive.

Chers lords, il existe une dimension morale inévitable dans la politique économique, parce que, au bout du compte, elle ne repose pas tant sur le PIB que sur les gens. Il ne peut y avoir de pensée plus décourageante que celle de savoir qu’une proportion significative de jeunes gens de ce pays grandiront sans opportunités d’emplois, sans contribuer à l’économie de la nation, sans avoir la chance de dire: “j’ai fait cela, j’ai contribué, j’ai fait en sorte que cela se produise”. L’emploi est un enjeu moral, car la dignité découle de ce que nous faisons pour améliorer la vie des autres.