La prière

Published 7 January 2006
The Bright Sun Blue Sky Clouds

Published in The Times, 7th January 2006

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Voici une histoire juive classique : un rabbin érudit et un chauffeur de taxi quittent ce monde en même temps et arrivent ensemble aux portes du paradis. L’ange devant la porte fait signe au chauffeur de taxi d’entrer, et se tourne ensuite vers le rabbin et fait non d’un signe de tête. “Pourquoi ?” demande le rabbin. “Je suis un rabbin érudit, et il n’est qu’un chauffeur de taxi qui, sans exagérer, conduisait comme un fou”. “C’est tout à fait exact” réplique l’ange. “Lorsque tu parlais, les gens dormaient. Mais lorsqu’ils entraient dans son taxi, crois-moi, ils priaient !”

C’est une manière de nous rappeler que la prière n’est pas toujours prévisible. Nous ne savons jamais à l’avance quand nous ressentirons le besoin de nous tourner vers D.ieu. Pourquoi donc la nécessité de la prière quotidienne ?

En travaillant sur une nouvelle édition du livre de prières juif, j’ai pris encore plus conscience de la puissance de la prière. Le poète du onzième siècle Juda Halevi a dit que la prière est à l’âme ce que la nourriture est au corps. Privez un corps de nourriture, il meurt. Privez une âme de prière, elle s’atrophie et se dépérit. Parfois, la prière est bien plus puissante lorsqu’elle est formulée avec des mots qui ne sont pas les nôtres, ceux dont nous avons hérités de nos aïeux, sanctifiés par les âges, sur lesquels coulent les larmes et les espoirs des générations passées ; ces mêmes mots qui leur ont donné de la force et qu’ils nous ont transmis pour les employer et les chérir à notre tour. 

Je me rappelle quand, visitant Auschwitz, passant sous les portes contenant leurs paroles effrayantes, “le travail rend libre”, j’ai ressenti les vents froids de l’enfer. Ce fut une expérience glaçante. Vous ne pouvez sortir aucun son de votre bouche. Ce n’est que lorsque je suis entré dans un des baraquements qui ne contenait qu’un ancien enregistrement de la prière juive des défunts que je me suis effondré en sanglots. C’est là que j’ai réalisé que la prière articule la détresse. Elle nous donne les mots lorsqu’il n’y a pas de mots. Elle octroie un espace sacré aux pleurs qui n’auraient nulle part où aller.

Je pense à mon père, un juif avec une foi simple. Il a dû subir à l’âge de quatre-vingts ans cinq opérations difficiles, et chacune l’a rendue de plus en plus faible. Les choses les plus importantes qu’il a amené avec lui à l’hôpital étaient ses Téfilines (les boîtes en cuir contenant des lanières que les hommes juifs portent durant la prière du matin en semaine), son livre de prière et son livre de Psaumes. Je le regardais réciter les psaumes et je le voyais accumuler des forces. Il se sentait en sécurité dans les mains de D.ieu : c’était tout ce qu’il savait et tout ce qu’il avait besoin de savoir. Ce fut seulement lorsqu’il nous dit, à nous ses fils, “priez pour moi” qu’il savait que la fin approchait. Pour lui, la prière était la vie, et la vie était une forme de prière.

La prière transforme le monde car elle nous transforme. Elle nous fait prendre conscience du caractère merveilleux de l’existence. Y a-t-il quelque chose dans la littérature scientifique qui cite le psaume 104 en tant qu’hymne de louange de la complexité de l’Univers ? Peu importe combien l’esprit humain cherche à comprendre les lois de physique et de biochimie, il ne veut pas uniquement expliquer mais aussi célébrer, pas uniquement comprendre mais aussi chanter. 

La prière nous enseigne à remercier, à nous réjouir de ce que nous avons plutôt que de nous focaliser systématiquement sur ce que nous n’avons pas. La prière est un séminaire permanent d’intelligence émotionnelle telle que la qualifie Daniel Goleman. Elle nous sensibilise au monde au-delà du “moi” : le vrai monde, pas celui qui est défini par nos outils et nos désirs.

La prière quotidienne nous travaille d’une façon qui n’est pas instantanément apparente. Tout comme la mer rend la pierre plus lisse, comme les coups répétés du marteau du sculpteur modèlent le marbre, la prière, répétée, cyclique, calquée sur les rythmes temporels, ponce les aspérités de nos traits de caractère, les façonnant en oeuvre d’art de la dévotion, alignés aux énergies morales de l’Univers.

La prière n’est pas magique. Elle ne fait pas en sorte que le monde accomplisse notre volonté ; en fait, c’est tout le contraire. Elle nous aide à remarquer les choses que nous considérons comme acquises. Elle remédie à notre solitude. Elle nous donne un langage d’inspiration, un vocabulaire d’idéaux. En voyant les choses différemment, nous commençons à agir différemment. Le monde que nous construisons demain a vu le jour par les prières que nous récitons aujourd’hui.