Ce fut un épisode choquant à tous les niveaux. Jacob s’était installé en périphérie de la ville de Chekhem, dirigée par Hamor. Dina, la fille de Jacob, sort visiter la ville. Chekhem, le fils de Hamor, la voit, la kidnappe, la viole puis tombe amoureux d’elle et veut l’épouser. Il supplie son père, "Obtiens-moi cette jeune fille pour épouse." (Gen. 34:4).
Jacob entend la nouvelle et garde le silence, mais ses fils sont furieux. Elle doit être secourue, et les habitants de la ville doivent être punis. Hamor et son fils viennent visiter la famille et lui demandent de consentir au mariage. Les fils de Jacob prétendent prendre leur offre au sérieux. Nous nous installerons parmi vous, disent-ils, et nous nous marierons avec vous, à condition que tous vos hommes soient circoncis. Hamor et Chekem font part de cette proposition aux habitants de la ville, qui sont d’accord.
Le troisième jour après la circoncision, lorsque la douleur est à son paroxysme et que les hommes sont immobilisés, Chimon et Lévi, les frères de Dina, pénètrent dans la ville et tuent chaque homme (Gen. 34:26).
Ce fut une punition terrible. Jacob réprimande ses fils :
"Vous m'avez rendu malheureux en me mettant en mauvaise odeur chez les habitants du pays, le Cananéen et le Phérézéen ; moi, je suis une poignée d'hommes, ils se réuniront contre moi et me frapperont et je serai exterminé avec ma famille."
Gen. 34:30
Mais Chimon et Lévi répondent :
"Devait-on traiter notre sœur comme une prostituée ?"
Gen. 34:31
Le texte indique que Chimon et Lévi ont eu raison de faire ce qu’ils ont fait. De manière inhabituelle, la Torah ajoute à trois reprises un commentaire sur la gravité de la situation :
Mais les enfants de Jacob étaient revenus des champs à cette nouvelle et ces hommes étaient consternés et leur indignation était grande ; car une flétrissure avait eu lieu en Israël par le viol de la fille de Jacob et ce n'est pas ainsi qu'on devait agir.
Gen. 34:7
Les fils de Jacob vinrent dépouiller les cadavres et pillèrent la ville qui avait déshonoré leur sœur.
Gen. 34:27
Pourtant, Jacob condamne leur action, et bien qu’il n’en dise pas plus à ce moment-là, cet événement reste bien présent dans son esprit. Bien des années plus tard - et quinze chapitres plus loin -, sur son lit de mort, il maudit les deux frères pour leur comportement :
Chimon et Lévi ! Digne couple de frères; leurs armes sont des instruments de violence. Ne t'associe point à leurs desseins, ô mon âme! Mon honneur, ne sois pas complice de leur alliance ! Car, dans leur colère, ils ont immolé des hommes et pour leur passion ils ont frappé des taureaux. Maudite soit leur colère, car elle fut malfaisante et leur indignation, car elle a été funeste ! Je veux les séparer dans Jacob, les disperser en Israël.
Gen. 49:5-7
Dans cette controverse, qui avait raison ? Maïmonide justifie le comportement des frères. Dans son code de loi, le Michné Torah, il explique que l’établissement de la justice et la règle de droit est l’une des sept lois de Noa’h, s’appliquant à toute l’humanité :
En quoi consiste l’obligation d’instituer des tribunaux pour les Gentils ? Ils sont obligés de nommer dans chaque région des juges et des magistrats, pour juger sur ces six commandements et en instruire le peuple.
Lorsqu’une transgression à cette loi a été commise, ils peuvent prononcer jusqu’à la peine de mort par l’épée.
Pourquoi tous les habitants de Chekhem furent-ils condamnés à mort (des mains de Chimon et Levi, fils de Jacob)? Parce que Chekhem (leur prince) avait enlevé (et violé) Dina, eux avaient vu, savaient et ne l’avaient pas jugé…
Maïmonide. Lois des Rois, 9, 14
Selon Maïmonide, il existe un principe de responsabilité collective. Les habitants de Chekhem, sachant que leur prince avait commis un crime et ne l’avaient pas traduit en justice, étaient collectivement coupables d’injustice.
Na’hmanide n’est pas d’accord. Le commandement Noa’hide d’instituer la justice constitue une obligation positive d’établir des lois, des tribunaux et des juges, mais il n’existe pas de principe de responsabilité collective, ni de peine de mort pour avoir échoué à mettre en place le commandement. Et cela ne pourrait être le cas, car si Chimon et Lévi avaient eu raison d’agir ainsi, comme Maïmonide l’affirme, pourquoi Jacob les a-t-il critiqués à ce moment-là avant de les maudire plus tard sur son lit de mort ?
La dispute entre eux n’était pas résolue, comme c’était le cas entre Jacob et ses fils. Nous savons qu’il existe un principe de responsabilité collective dans la loi juive: Kol Israël arevin zeh bazeh, “Tous les juifs sont responsables les uns des autres.” Mais est-ce spécifique au judaïsme ? Est-ce en raison de la nature particulière de la loi juive, du fait qu’elle émane d’une alliance entre D.ieu et les israélites au mont Sinaï, par laquelle le peuple s’est engagé individuellement et collectivement à garder la loi et à s’assurer qu’elle soit respectée ?
À la différence de Na’hmanide, Maïmonide semble dire que la responsabilité collective est une caractéristique de toutes les sociétés. Non seulement nous sommes responsables de notre propre conduite, mais également vis-à-vis des personnes qui nous entourent, parmi lesquelles nous vivons. Ou bien peut-être cela émerge non pas du concept de société mais simplement de la nature de l’obligation morale. Si X se trompe, je ne dois pas me suffire de ne pas faire comme lui. Je dois absolument, dans la mesure du possible, arrêter les autres de faire ainsi, et si je ne le fais pas, je prends une responsabilité dans la faute. Nous qualifierons cela aujourd’hui de la faute du spectateur. Voici comment le Talmud l’explique :
Rav et R. ‘Hanina, R. Yo’hanan et R. Habiba ont enseigné (la chose suivante) : Quiconque peut empêcher son foyer (de commettre un péché) mais ne le fait pas, est coupable des péchés de son foyer ; (s’il peut empêcher) ses concitoyens, il est coupable (des péchés) de ses concitoyens, s’il s’agit du monde entier, il est coupable (des péchés) du monde entier.
Chabbat 54b
Il va sans dire qu’il s’agit d’un problème complexe qui nécessite de la nuance. Il existe une différence entre un criminel et un spectateur. C’est une chose de commettre un crime, mais c’en est une autre d’être spectateur d’un crime et de ne pas agir pour l’empêcher. Nous pourrions considérer un spectateur coupable, mais pas au même degré. Le Talmud emploie l’expression “est coupable.” Cela peut signifier qu’il est moralement coupable. Il peut être appelé à rendre des comptes. Il peut être puni par “le tribunal céleste” dans ce monde ou dans le monde à venir. Cela ne veut pas dire qu’il peut être traduit en justice et coupable de négligence criminelle.
Cet enjeu s’est posé à propos du peuple allemand et de l’Holocauste. Le philosophe Karl Jaspers a fait une distinction entre la culpabilité morale des criminels et ce qu’il a qualifié de culpabilité métaphysique des spectateurs :
Il existe entre les hommes, du fait qu’ils sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore. Si je ne fais pas ce que je peux pour les empêcher, je suis complice. Si je n’ai pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui ne peut être compris de façon adéquate, ni juridiquement, ni politiquement, ni moralement. Que je vive encore, après que de telles choses se soient passées, pèse sur moi comme une culpabilité inexpiable.[1]
Il existe donc une vraie culpabilité, dit Jaspers, qui ne peut pas être réduite à des catégories légales. Chimon et Lévi ont peut-être eu raison en pensant que les hommes de Chekhem étaient coupables de ne rien faire lorsque leur prince a kidnappé et violé Dina, mais cela ne signifie pas qu’ils avaient le droit de rendre justice en tuant tous les hommes. Jacob avait raison de considérer cela comme une attaque brutale. Dans ce cas, la position de Na’hmanide semble plus convaincante que Maïmonide.
L’un des moralistes les plus profonds d’Israël, le regretté Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), écrit que bien qu’il y ait une justification éthique pour ce que Chimon et Lévi aient fait, “il y a également un postulat éthique qui n’est pas en lui-même une question de rationalisation et qui jette une malédiction sur toutes ces considérations justifiées et valides.”[2] Il peut y avoir, dit-il, des actions qui peuvent être justifiées mais néanmoins maudites. C’est ce que Jacob a voulu dire lorsqu’il a maudit ses fils. La responsabilité collective est une chose. La punition collective en est une autre.
[1] Karl Jaspers, The Question of German Guilt, Trans. E. B. Ashton. New York: Fordham University Press 2000, 26.
Selon vous, qu’est-ce que le débat entre Ramban et Rambam peut nous enseigner des complexités de la prise de décision dans l’histoire juive ?
En examinant rétrospectivement les histoires que nous avons lues jusqu’à présent dans le Séfer Béréchit, avez-vous d’autres exemples de responsabilité collective ?
Comment voyez-vous la notion de 'Kol Israël arevin zé bazé’ (tous les juifs sont responsables les uns les autres) s’exprimer dans les communautés juives diverses et modernes ?
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Ce fut un épisode choquant à tous les niveaux. Jacob s’était installé en périphérie de la ville de Chekhem, dirigée par Hamor. Dina, la fille de Jacob, sort visiter la ville. Chekhem, le fils de Hamor, la voit, la kidnappe, la viole puis tombe amoureux d’elle et veut l’épouser. Il supplie son père, "Obtiens-moi cette jeune fille pour épouse." (Gen. 34:4).
Jacob entend la nouvelle et garde le silence, mais ses fils sont furieux. Elle doit être secourue, et les habitants de la ville doivent être punis. Hamor et son fils viennent visiter la famille et lui demandent de consentir au mariage. Les fils de Jacob prétendent prendre leur offre au sérieux. Nous nous installerons parmi vous, disent-ils, et nous nous marierons avec vous, à condition que tous vos hommes soient circoncis. Hamor et Chekem font part de cette proposition aux habitants de la ville, qui sont d’accord.
Le troisième jour après la circoncision, lorsque la douleur est à son paroxysme et que les hommes sont immobilisés, Chimon et Lévi, les frères de Dina, pénètrent dans la ville et tuent chaque homme (Gen. 34:26).
Ce fut une punition terrible. Jacob réprimande ses fils :
Mais Chimon et Lévi répondent :
Le texte indique que Chimon et Lévi ont eu raison de faire ce qu’ils ont fait. De manière inhabituelle, la Torah ajoute à trois reprises un commentaire sur la gravité de la situation :
Pourtant, Jacob condamne leur action, et bien qu’il n’en dise pas plus à ce moment-là, cet événement reste bien présent dans son esprit. Bien des années plus tard - et quinze chapitres plus loin -, sur son lit de mort, il maudit les deux frères pour leur comportement :
Dans cette controverse, qui avait raison ? Maïmonide justifie le comportement des frères. Dans son code de loi, le Michné Torah, il explique que l’établissement de la justice et la règle de droit est l’une des sept lois de Noa’h, s’appliquant à toute l’humanité :
En quoi consiste l’obligation d’instituer des tribunaux pour les Gentils ? Ils sont obligés de nommer dans chaque région des juges et des magistrats, pour juger sur ces six commandements et en instruire le peuple.
Lorsqu’une transgression à cette loi a été commise, ils peuvent prononcer jusqu’à la peine de mort par l’épée.
Selon Maïmonide, il existe un principe de responsabilité collective. Les habitants de Chekhem, sachant que leur prince avait commis un crime et ne l’avaient pas traduit en justice, étaient collectivement coupables d’injustice.
Na’hmanide n’est pas d’accord. Le commandement Noa’hide d’instituer la justice constitue une obligation positive d’établir des lois, des tribunaux et des juges, mais il n’existe pas de principe de responsabilité collective, ni de peine de mort pour avoir échoué à mettre en place le commandement. Et cela ne pourrait être le cas, car si Chimon et Lévi avaient eu raison d’agir ainsi, comme Maïmonide l’affirme, pourquoi Jacob les a-t-il critiqués à ce moment-là avant de les maudire plus tard sur son lit de mort ?
La dispute entre eux n’était pas résolue, comme c’était le cas entre Jacob et ses fils. Nous savons qu’il existe un principe de responsabilité collective dans la loi juive: Kol Israël arevin zeh bazeh, “Tous les juifs sont responsables les uns des autres.” Mais est-ce spécifique au judaïsme ? Est-ce en raison de la nature particulière de la loi juive, du fait qu’elle émane d’une alliance entre D.ieu et les israélites au mont Sinaï, par laquelle le peuple s’est engagé individuellement et collectivement à garder la loi et à s’assurer qu’elle soit respectée ?
À la différence de Na’hmanide, Maïmonide semble dire que la responsabilité collective est une caractéristique de toutes les sociétés. Non seulement nous sommes responsables de notre propre conduite, mais également vis-à-vis des personnes qui nous entourent, parmi lesquelles nous vivons. Ou bien peut-être cela émerge non pas du concept de société mais simplement de la nature de l’obligation morale. Si X se trompe, je ne dois pas me suffire de ne pas faire comme lui. Je dois absolument, dans la mesure du possible, arrêter les autres de faire ainsi, et si je ne le fais pas, je prends une responsabilité dans la faute. Nous qualifierons cela aujourd’hui de la faute du spectateur. Voici comment le Talmud l’explique :
Il va sans dire qu’il s’agit d’un problème complexe qui nécessite de la nuance. Il existe une différence entre un criminel et un spectateur. C’est une chose de commettre un crime, mais c’en est une autre d’être spectateur d’un crime et de ne pas agir pour l’empêcher. Nous pourrions considérer un spectateur coupable, mais pas au même degré. Le Talmud emploie l’expression “est coupable.” Cela peut signifier qu’il est moralement coupable. Il peut être appelé à rendre des comptes. Il peut être puni par “le tribunal céleste” dans ce monde ou dans le monde à venir. Cela ne veut pas dire qu’il peut être traduit en justice et coupable de négligence criminelle.
Cet enjeu s’est posé à propos du peuple allemand et de l’Holocauste. Le philosophe Karl Jaspers a fait une distinction entre la culpabilité morale des criminels et ce qu’il a qualifié de culpabilité métaphysique des spectateurs :
Il existe donc une vraie culpabilité, dit Jaspers, qui ne peut pas être réduite à des catégories légales. Chimon et Lévi ont peut-être eu raison en pensant que les hommes de Chekhem étaient coupables de ne rien faire lorsque leur prince a kidnappé et violé Dina, mais cela ne signifie pas qu’ils avaient le droit de rendre justice en tuant tous les hommes. Jacob avait raison de considérer cela comme une attaque brutale. Dans ce cas, la position de Na’hmanide semble plus convaincante que Maïmonide.
L’un des moralistes les plus profonds d’Israël, le regretté Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), écrit que bien qu’il y ait une justification éthique pour ce que Chimon et Lévi aient fait, “il y a également un postulat éthique qui n’est pas en lui-même une question de rationalisation et qui jette une malédiction sur toutes ces considérations justifiées et valides.”[2] Il peut y avoir, dit-il, des actions qui peuvent être justifiées mais néanmoins maudites. C’est ce que Jacob a voulu dire lorsqu’il a maudit ses fils. La responsabilité collective est une chose. La punition collective en est une autre.
[1] Karl Jaspers, The Question of German Guilt, Trans. E. B. Ashton. New York: Fordham University Press 2000, 26.
[2] Yeshayahou Leibowitz, After Kibiyeh: Judaism, Human Values, and the Jewish State 1953-4, www.leibowitz.co.il/leibarticles.asp?id=85.
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