Comment changer le monde

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Vayéchev

Dans son œuvre Hilkhot Téchouva (Lois du repentir), Moïse Maïmonide énonce l’une des déclarations les plus responsabilisantes de la littérature religieuse. Après avoir  expliqué que nous sommes jugés avec le monde entier sur la majorité de nos actions, il poursuit :

Nous devrions considérer tout au long de l’année que nos actions et celles du monde entier sont équilibrées de façon égale entre le bien et le mal, de telle sorte que notre prochaine action soit à même de changer l’équilibre de nos vies et du monde[1].

Nous pouvons faire une différence et elle est potentiellement immense. Nous devrions toujours adopter cet état d’esprit.

Rares sont les déclarations davantage en contradiction avec ce que nous voyons du monde en règle générale. Chacun d’entre nous sait que nous sommes uniques, et qu’il y a actuellement plus de sept milliards de personnes dans le monde. Quelle différence envisageable pouvons-nous faire ? Nous ne sommes pas plus qu’une vague dans l’océan, un grain de sable au bord de la mer, de la poussière à la surface de l’infini. Est-il concevable qu’une action puisse changer la trajectoire de notre vie, à plus forte raison celle de l’humanité toute entière ? Notre paracha nous dit que oui, c’est possible.

Alors que l’histoire des enfants de Jacob suit son cours, une hausse soudaine des tensions entre eux s’apprête à dégénérer. Joseph, le onzième des douze, est le fils  préféré de Jacob. La Torah mentionne qu’il était l’enfant des vieux jours de Jacob. Plus important encore, il était le premier fils de sa femme bien-aimée, Rachel. Jacob “préférait Joseph à ses autres enfants” (Gen. 37:3), ils le savaient et en éprouvaient du ressentiment. Ils lui jalousaient l'amour de leur père. Ils étaient agacés par les rêves de grandeur de Joseph. La vue de la tunique colorée que Jacob lui avait donnée en tant que symbole d’amour suscitait de la colère chez eux.

Puis l’opportunité est arrivée. Les frères étaient loin de la maison et s’occupaient du bétail lorsque Joseph est apparu au loin, envoyé par Jacob pour voir comment ils se portaient. Leur envie et leur colère ont atteint leur paroxysme, et ils se sont décidés à prendre une revanche violente.

"Voici venir l'homme aux songes. Venez, tuons-le, jetons-le dans quelque citerne, puis nous dirons qu'une bête féroce l'a dévorée. Nous verrons alors ce qui adviendra de ses rêves !"

Gen. 37:19–20

Seul un des frères n’était pas d’accord : Ruben. Il savait que ce qu’ils proposaient était mauvais et il a protesté. À ce moment-là, la Torah fait quelque chose d’extraordinaire. Elle dit quelque chose qui ne peut être littéralement vrai, et nous qui lisons l’histoire le savons. Le texte dit “Ruben l'entendit et voulut le sauver de leurs mains” (Gen. 37:21).

Nous savons que cela ne peut être vrai à cause de ce qui arrive par la suite. Ruben, réalisant qu’il est seul face à eux, échafaude un plan. Il dit : “N'attentons point à sa vie. Ainsi, nous ne serons pas directement coupables de meurtre.” Son intention était de revenir à la citerne plus tard, lorsque les autres furent partis, et ainsi sauver Joseph. Lorsque la Torah dit que Ruben a entendu cela et voulut le sauver de leurs mains, elle emploie le principe que “D.ieu compte une bonne intention comme une bonne action”[2]. Ruben a voulu sauver Joseph et avait l’intention de le faire, mais il a échoué. Le moment est passé, et lorsqu’il a voulu agir, il était déjà trop tard. En revenant à la citerne, il a vu que Joseph n’était plus là, ayant été vendu comme esclave.

À ce propos, un Midrach dit : 

Si Ruben avait su ce que le saint, béni soit-Il écrirait sur lui : “Ruben l'entendit et voulut le sauver de leurs mains”, il aurait prit Joseph sur ses épaules et l’aurait ramené chez son père[3].

Qu’est-ce que cela signifie ?

Imaginez ce qui serait arrivé si Ruben avait agi à ce moment-là. Joseph n’aurait pas été vendu en tant qu’esclave. Il n’aurait pas été amené en Égypte. Il n’aurait pas travaillé dans la maison de Potiphar. Il n’aurait pas attiré la femme de Potiphar. Il n’aurait pas été jeté en prison à tort. Il n’aurait pas interprété les rêves du maître échanson et du maître panetier, et il n’aurait pas fait la même chose deux ans plus tard pour Pharaon. Il ne serait pas devenu vice-roi d’Égypte. Il n’aurait pas amené sa famille là-bas.

Il est important de mentionner que D.ieu avait déjà dit à Abraham quelques années auparavant : “Sache-le bien, ta postérité séjournera sur une terre étrangère, où elle sera asservie et opprimée, durant quatre cents ans” (Gen. 15:13). Les Israélites seraient devenus des esclaves, quoi qu’il en soit. Mais au moins, cela ne se serait pas produit à cause de leurs propres problèmes familiaux. Un chapitre entier de la culpabilité et de la honte juive aurait pu être évité.

Si seulement Ruben avait su ce que l’on sait. Si seulement il avait pu lire le livre. Mais nous ne pouvons pas lire le livre qui raconte les conséquences à long terme de nos actions. Nous ne pouvons jamais savoir à quel point nous pouvons affecter la vie des autres.

Il y a une histoire que je trouve très émouvante d’un jeune garçon afro-américain de onze ans qui, en 1966 a déménagé avec sa famille dans un quartier blanc de Washington[4]. Assis sous le porche de la maison avec ses deux frères et ses deux sœurs, il attendit de voir comment ils seraient accueillis. Ils ne le furent pas. Des passants marchaient devant eux mais personne ne leur fit un sourire ou même ne leur lancèrent un regard pour reconnaître leur présence. Toutes les histoires d’horreur sur la manière dont les blancs traitaient les afro-américains semblaient être vraies.  Des années plus tard, il écrit sur ses premiers jours dans leur nouvelle demeure : “Je savais que nous n’étions pas les bienvenus ici. Je savais que nous ne serions pas appréciés ici. Je savais que l’on n’aurait pas d’amis ici. Je savais que l’on n’aurait jamais dû déménager ici…”

Alors que ces pensées lui passaient par la tête, une femme blanche revenant du travail est passée de l’autre côté de la rue. Elle s’est tournée vers les enfants avec un grand sourire et s’est exclamée : “Bienvenue !” Elle a disparu à l’intérieur de la maison, elle en est ressortie quelques minutes plus tard avec un plateau de boissons et de sandwichs au fromage à la crème et à la confiture qu’elle distribua aux enfants, leur permettant de se sentir à l’aise. Ce moment, a-t-il écrit, changea la vie du jeune garçon. Cela lui donna un sentiment d’appartenance là où il n’en ressentait pas auparavant. Cela lui fit réaliser, à une époque où les relations raciales aux États-Unis étaient toujours tendues, qu’une famille afro-américaine pouvait se sentir chez elle dans un quartier blanc et qu’il pouvait y avoir des relations qui ne se bornaient pas à la couleur de peau. Avec les années, il a appris à admirer la femme de l’autre côté de la rue, mais ce fut ce premier acte accueillant spontané qui est devenu pour lui un souvenir définitif. Cela permit de mettre à bas un mur de séparation et de transformer des étrangers en amis.

Le jeune homme, Stephen Carter, est finalement devenu un professeur de droit à l’Université de Yale, et a écrit un livre sur ce qu’il a appris cette journée-là. Il l’a appelé Civility. Le nom de cette femme, raconte-t-il, était Sara Kestenbaum, et elle est décédée bien trop tôt. Il ajoute que ce n’était guère une coïncidence qu’elle fut juive pratiquante. “Dans la tradition juive”, ajoute-t-il, est appelé ‘hessed, “des actes de bonté qui dérivent de la vision selon laquelle les êtres humains sont conçus à l’image de D.ieu.”

“La civilité”, ajoute-t-il, “peut être perçue comme faisant partie du ‘Hessed : elle requiert effectivement une bonté envers nos concitoyens, incluant ceux qui sont des étrangers, et même lorsque cela est difficile.”

Il ajoute :

Jusqu’à ce jour, je peux fermer les yeux et ressentir sur ma langue la délicatesse de cette crème glacée et ces sandwichs à la confiture que j’ai mangé cet après-midi d’été lorsque j’ai découvert qu’un simple geste de civilité modeste et sincère peut changer une vie à jamais.

Une seule vie, dit la Michna, est comme un univers[5]. Changez une vie, et vous commencez à changer l’univers. C’est comme cela que l’on peut apporter une différence : une vie à la fois, un jour à la fois, un acte à la fois. Nous ne savons jamais à l’avance l’impact qu’une seule action peut avoir. Parfois même, nous ne le savons jamais. A l’instar de Ruben, Sara Kestenbaum n’a jamais eu la chance de lire le livre qui raconte l’histoire des conséquences à long terme de ce moment. Mais elle a agi. Elle n’a pas hésité. Cela devrait aussi être notre cas, explique Maïmonide. Notre prochaine action peut potentiellement faire pencher la balance de la vie de quelqu’un d’autre, ainsi que notre propre vie.

Nous ne sommes pas de petite envergure. Nous pouvons faire une différence dans ce monde. Lorsque nous le faisons, nous devenons les partenaires de D.ieu dans l'œuvre de la rédemption, de sorte que le monde se rapproche un peu de ce qu’il devrait être.


[1] Maïmonide, MichnéTorah, Hilkhot Téchouva 3:4.

[2] Tosefta, Pe’a 1:4.

[3] Tanhouma, Vayeshev, p. 13.

[4] Stephen Carter, Civility(New York: Basic Books, 1999), pp. 61–75.

[5] Michna Sanhédrin 4:5 (manuscrit original du texte).


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Questions à poser à la table de Chabbath
  1. Croyez-vous que nous devons avoir du mérite pour nos bonnes intentions même lorsque le résultat souhaité n’est pas atteint ?
  2. Une petite action accomplie par une personne de votre entourage (ou un étranger) a-t-elle changé votre vie de manière significative? 
  3. Quelle action avez-vous fait cette semaine qui peut potentiellement changer la vie de quelqu’un d’une quelconque manière ? Que pouvez-vous faire la semaine prochaine ?

Ces questions sont issues de l’édition famililale du Covenant & Conversation de Rabbi Sacks. Pour une étude interactive et multigénérationnelle, voir l’édition complète ici:

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