Le livre des Nombres se termine de manière très étrange. Plus tôt dans la parachat Pin’has, on apprend que les cinq filles de Tsélof’had sont venues voir Moïse avec une requête basée sur la justice et les droits de l’homme.[1] Leur père est mort sans laisser de fils. L’héritage - dans ce cas, une part de terre - se transmet de père en fils, mais ici, il n’y avait pas de descendance masculine. Il va sans dire que leur père avait droit à sa part, et elles étaient ses seules héritières. Cette part leur revenait de droit :
“Faut-il que le nom de notre père disparaisse du milieu de sa famille, parce qu'il n'a pas laissé de fils ? Donne-nous une propriété parmi les frères de notre père !”
Nombres 27:4
Moïse n’avait reçu aucune instruction à cet égard, il interrogea donc D.ieu directement. D.ieu s’engagea en faveur des femmes.
“Les filles de Tsélof’had ont raison. Tu dois leur accorder un droit d'hérédité parmi les frères de leur père, et leur transmettre l'héritage de leur père.”
Nombres 27:7
Il donna à Moïse d’autres instructions sur la disposition de l’héritage et le récit s’attarde ensuite sur d’autres choses.
Ce n’est que maintenant, à la fin du livre, que la Torah relate un événement qui s’est produit directement en lien avec cette histoire. Les dirigeants de la tribu de Tsélof’had, Ménaché, fils de Yossef, sont venus et ont émis la plainte suivante. Si la terre allait être transmise aux filles de Tsélof’had et qu’elles allaient épouser des hommes d'une autre tribu, la terre reviendrait finalement à leurs maris, et donc aux tribus de leurs maris. Ce faisant, la terre qui avait été à l’origine donnée à la tribu de Ménaché pourrait être perdue à jamais.
Encore une fois, Moïse s’est adressé à D.ieu qui offra une solution simple. Les filles de Tsélof’had avaient droit à la terre, mais la tribu également. Ainsi, si elles souhaitaient prendre possession de la terre, elles devaient épouser des hommes de leur propre tribu. Ainsi, les deux revendications pouvaient être honorées. Les jeunes filles ne perdirent pas leur droit à la terre, mais elles perdirent une certaine liberté dans le choix de leur partenaire de vie.
Les deux passages sont intimement liés. Ils emploient la même terminologie. Les filles de Tsélof’had et les dirigeants de la tribu se sont “rapprochés”. Ils utilisent le même verbe pour décrire leur perte potentielle : yigara, “désavantagé, diminué”. D.ieu répond dans les deux cas avec la même locution, “kein … dovrot/dovrim,” Ils/Elles parlent justement.[2] Pourquoi les deux épisodes sont ainsi séparés dans le texte ? Pourquoi le livre des Nombres se termine-t-il sur cette note a priori décevante ? Et est-ce que cela fait sens de nos jours ?
Le livre des Nombres porte sur les individus. Il commence par un recensement, dont le but n'est pas tant de nous révéler le nombre exact d'Israélites que de "relever" leur "tête", la locution inhabituelle que la Torah emploie pour faire passer l'idée que lorsque D.ieu ordonne un recensement, c'est pour signifier au peuple que chaque individu compte. Le livre se concentre également sur la psychologie des individus. Nous lisons sur le désespoir de Moïse, la critique d’Aaron et de Myriam à son encontre, des espions qui n’ont pas eu le courage de revenir avec un compte-rendu positif, et des mécontents, menés par Kora’h, qui ont remis en cause le leadership de Moïse. Nous lisons à propos de Yéchoua et Caleb, Eldad et Medad, Datam et Aviram, Zimri et Pin’has, Balak, Bil’am et les autres. Cet accent mis sur les individus atteint son paroxysme dans la prière de Moïse au “D.ieu des esprits de toute chair” (Bamidbar 27:16) pour nommer un successeur, compris par les Sages et Rachi comme signifiant la chose suivante : nomme un dirigeant qui s’occupera de chaque individu, qui s'identifiera au peuple dans son unicité et sa singularité.
C’est le contexte de la revendication des filles de Tsélof’had. Elles revendiquaient leurs droits en tant qu’individus - avec raison. Comme de nombreux commentateurs l’ont souligné, le comportement des femmes tout au long des années passées dans le désert fut exemplaire alors que celui des hommes était aux antipodes. Les hommes, et non pas les femmes, ont donné de l’or pour le Veau d’or. Les explorateurs étaient des hommes : un commentaire célèbre du Kli Yakar (R. Shlomo Ephraim Luntschitz, 1550 –1619) suggère que si Moïse avait envoyé des femmes à leur place, elles auraient pu revenir avec un rapport positif.[3] En reconnaissant la justice de leur cause, D.ieu a affirmé leurs droits en tant qu’individus.
Mais la société n’est pas construite uniquement sur les individus. Tel que le livre des Juges le souligne, l’individualisme est un nom alternatif du chaos: “À cette époque, il n’y avait pas de roi en Israël, tout le monde faisait ce que bon lui semblait.”
D'où l'insistance, tout au long du livre des Nombres, sur le rôle central des tribus en tant que principe organisateur de la vie juive. Les Israélites étaient comptés tribu par tribu. La Torah établit l’emplacement précis de leur campement autour du Michkan et l’ordre dans lequel ils doivent se déplacer. Dans Nasso, de manière excessivement longue, la Torah répète les dons de chaque tribu à l’inauguration du Michkan, malgré le fait que chacune d’entre elles ait donné exactement pareil. Les tribus n’étaient pas fortuites quant à la structure d’Israël en tant que société. Comme les États-Unis d’Amérique, dont la structure politique de base est celle d’une fédération d’États (treize à l’origine, maintenant cinquante), ce fut également le cas d’Israël (jusqu’à la nomination d’un roi) qui fut une fédération de tribus.
L’existence d’un équivalent de tribus est fondamentale dans une société libre.[4] L’État d’Israël moderne comporte une grande diversité d’ethnies : ashkénazes, sépharades, des juifs d’Europe de l’Est, de l’Ouest et centrale, d’Espagne et du Portugal, des pays arabes, de Russie et d’Éthiopie, d’Amérique, d’Afrique du Sud, d’Australie et d’autres endroits, certains ‘hassidiques, certains “yéshivish”, d’autres “modernes”, d’autres “traditionalistes”, d’autres laïcs et d’autres se définissant de “culture juive”.
Nous avons tous une série d’identités, basées en partie sur le contexte familial, en partie sur la profession, en partie sur la localité et sur la communauté. Ces “structures de médiation”, plus grandes que l’individu mais plus petites que l’état, sont là où l’on développe nos interactions et nos identités complexes, vivantes et interactives. Elles représentent le domaine de la famille, des amis, des voisins et des collègues et elles sont constitutives de ce qui est collectivement connu sous le nom de société civile. Une société civile forte est essentielle à la liberté.[5]
C’est la raison pour laquelle, aux côtés des droits individuels, une société doit créer de l’espace pour les identités de groupe. L’exemple classique de la situation inverse est survenu dans le sillage de la Révolution française. Au cours du débat de l’Assemblée nationale française révolutionnaire de 1789, le comte de Clermont-Tonnerre tint sa célèbre déclaration, “Il faut tout refuser aux juifs comme nation et accorder tout aux juifs comme individus.” S’ils insistaient à se définir en tant que nation, autrement dit en tant que sous-groupe distinct au sein de la république, “qu’on les bannisse”, dit le comte.
À l’origine, cela semblait raisonnable. Les juifs se virent offrir des droits civiques dans le nouvel État-nation laïc. Cependant, c’était tout sauf ça. Cela signifiait que les juifs devaient renoncer à leur identité en tant que juifs dans le domaine public. Rien, pas même l’identité religieuse ou ethnique, ne devait faire écran entre l’individu et l'État. Ce ne fut pas un hasard si, un siècle plus tard, la France devint l’un des épicentres de l’antisémitisme européen, commençant par l’ouvrage malveillant d’Édouard Drumont de 1886, La France Juive, et culminant avec le procès de Dreyfus. En entendant les parisiens hurler “mort aux juifs,” Theodor Herzl réalisa que les juifs n’étaient toujours pas acceptés comme citoyens en Europe, malgré toutes les manifestations indiquant le contraire. Les juifs furent considérés comme une tribu dans une Europe qui affirmait avoir aboli les tribus. L’émancipation européenne reconnut les droits individuels mais pas les droits collectifs.
Le primatologue Frans de Waal, dont nous avons mentionné le travail sur les chimpanzés dans l’essai de Kora’h de cette année, souligne cette idée avec force. Il explique que presque toute la culture occidentale moderne a été construite sur l’idée des individus autonomes et libres de choix. Mais ce n’est pas ce que nous sommes. Nous sommes des gens entretenant des liens forts avec la famille, les amis, les voisins, les alliés, les co-religionnaires et les gens de la même ethnie. Il continue :
Une morale se préoccupant exclusivement des droits individuels a tendance à ignorer les liens, les besoins et les interdépendances qui ont marqué notre existence à l’origine. Il s’agit d’une morale froide qui met de la distance entre les gens, cloisonnant chaque personne dans son petit coin d’univers. La manière dont cette caricature de société a émergé dans l’esprit de penseurs éminents reste un mystère.[6]
C’est précisément l’argument que la Torah propose lorsqu’elle divise l’histoire des filles de Tsélof’had en deux. La première partie, dans la parachat Pin’has, se penche sur les droits individuels, les droits des filles de Tsélof’had à obtenir une part de terre. La deuxième, à la fin du livre, se penche sur les droits collectifs, dans ce cas le droit de la tribu de Ménaché à son territoire. La Torah souligne les deux cas car tous deux sont nécessaires à une société libre.
La plupart des enjeux qui semblent insolubles dans la vie juive contemporaine sont apparus parce que les juifs, en particulier en Occident, ont l’habitude d’une culture dans laquelle les droits individuels sont perçus comme étant plus importants que tout autre. Nous devrions être libres de vivre comme bon nous semble, de pratiquer le culte que nous voulons et de nous identifier comme nous le souhaitons. Mais une culture basée uniquement sur les droits individuels détruisent les familles, les communautés, les traditions, la loyauté et les codes communs de respect et de retenue.
Malgré son énorme accent mis sur la valeur de l’individu, le judaïsme insiste également sur la valeur de ces institutions qui préservent et protègent nos identités en tant que membres de groupes qui les composent. Nous avons des droits en tant qu’individus, mais des identités uniquement en tant que membres de tribus. Honorer les deux est délicat, difficile et nécessaire. Le livre des Nombres se termine en nous expliquant comment s’y prendre.
[1] Le mot “droits” est bien sûr un anachronisme ici. Le concept n’a vu le jour qu’au 17e siècle. Cependant, il n’est pas absurde de suggérer que c’est ce qui est sous-entendu dans la requête des jeunes filles : “Faut-il que le nom de notre père disparaisse ?”
[2] Ces deux passages peuvent être la source de l’histoire du rabbin qui entend les deux parties d’une dispute maritale, et qui dit au mari et à la femme : “vous avez raison.” Le disciple du rabbin demande : “Comment les deux peuvent-ils avoir raison ?” et le rabbin répond : “tu as raison toi aussi.”
La complexité des droits de l’homme
מסעי
Listen
Download PDF
Family Edition
Matot, Masei
La complexité des droits de l’homme
Read More >
Read In
Share
Le livre des Nombres se termine de manière très étrange. Plus tôt dans la parachat Pin’has, on apprend que les cinq filles de Tsélof’had sont venues voir Moïse avec une requête basée sur la justice et les droits de l’homme.[1] Leur père est mort sans laisser de fils. L’héritage - dans ce cas, une part de terre - se transmet de père en fils, mais ici, il n’y avait pas de descendance masculine. Il va sans dire que leur père avait droit à sa part, et elles étaient ses seules héritières. Cette part leur revenait de droit :
Moïse n’avait reçu aucune instruction à cet égard, il interrogea donc D.ieu directement. D.ieu s’engagea en faveur des femmes.
Il donna à Moïse d’autres instructions sur la disposition de l’héritage et le récit s’attarde ensuite sur d’autres choses.
Ce n’est que maintenant, à la fin du livre, que la Torah relate un événement qui s’est produit directement en lien avec cette histoire. Les dirigeants de la tribu de Tsélof’had, Ménaché, fils de Yossef, sont venus et ont émis la plainte suivante. Si la terre allait être transmise aux filles de Tsélof’had et qu’elles allaient épouser des hommes d'une autre tribu, la terre reviendrait finalement à leurs maris, et donc aux tribus de leurs maris. Ce faisant, la terre qui avait été à l’origine donnée à la tribu de Ménaché pourrait être perdue à jamais.
Encore une fois, Moïse s’est adressé à D.ieu qui offra une solution simple. Les filles de Tsélof’had avaient droit à la terre, mais la tribu également. Ainsi, si elles souhaitaient prendre possession de la terre, elles devaient épouser des hommes de leur propre tribu. Ainsi, les deux revendications pouvaient être honorées. Les jeunes filles ne perdirent pas leur droit à la terre, mais elles perdirent une certaine liberté dans le choix de leur partenaire de vie.
Les deux passages sont intimement liés. Ils emploient la même terminologie. Les filles de Tsélof’had et les dirigeants de la tribu se sont “rapprochés”. Ils utilisent le même verbe pour décrire leur perte potentielle : yigara, “désavantagé, diminué”. D.ieu répond dans les deux cas avec la même locution, “kein … dovrot/dovrim,” Ils/Elles parlent justement.[2] Pourquoi les deux épisodes sont ainsi séparés dans le texte ? Pourquoi le livre des Nombres se termine-t-il sur cette note a priori décevante ? Et est-ce que cela fait sens de nos jours ?
Le livre des Nombres porte sur les individus. Il commence par un recensement, dont le but n'est pas tant de nous révéler le nombre exact d'Israélites que de "relever" leur "tête", la locution inhabituelle que la Torah emploie pour faire passer l'idée que lorsque D.ieu ordonne un recensement, c'est pour signifier au peuple que chaque individu compte. Le livre se concentre également sur la psychologie des individus. Nous lisons sur le désespoir de Moïse, la critique d’Aaron et de Myriam à son encontre, des espions qui n’ont pas eu le courage de revenir avec un compte-rendu positif, et des mécontents, menés par Kora’h, qui ont remis en cause le leadership de Moïse. Nous lisons à propos de Yéchoua et Caleb, Eldad et Medad, Datam et Aviram, Zimri et Pin’has, Balak, Bil’am et les autres. Cet accent mis sur les individus atteint son paroxysme dans la prière de Moïse au “D.ieu des esprits de toute chair” (Bamidbar 27:16) pour nommer un successeur, compris par les Sages et Rachi comme signifiant la chose suivante : nomme un dirigeant qui s’occupera de chaque individu, qui s'identifiera au peuple dans son unicité et sa singularité.
C’est le contexte de la revendication des filles de Tsélof’had. Elles revendiquaient leurs droits en tant qu’individus - avec raison. Comme de nombreux commentateurs l’ont souligné, le comportement des femmes tout au long des années passées dans le désert fut exemplaire alors que celui des hommes était aux antipodes. Les hommes, et non pas les femmes, ont donné de l’or pour le Veau d’or. Les explorateurs étaient des hommes : un commentaire célèbre du Kli Yakar (R. Shlomo Ephraim Luntschitz, 1550 –1619) suggère que si Moïse avait envoyé des femmes à leur place, elles auraient pu revenir avec un rapport positif.[3] En reconnaissant la justice de leur cause, D.ieu a affirmé leurs droits en tant qu’individus.
Mais la société n’est pas construite uniquement sur les individus. Tel que le livre des Juges le souligne, l’individualisme est un nom alternatif du chaos: “À cette époque, il n’y avait pas de roi en Israël, tout le monde faisait ce que bon lui semblait.”
D'où l'insistance, tout au long du livre des Nombres, sur le rôle central des tribus en tant que principe organisateur de la vie juive. Les Israélites étaient comptés tribu par tribu. La Torah établit l’emplacement précis de leur campement autour du Michkan et l’ordre dans lequel ils doivent se déplacer. Dans Nasso, de manière excessivement longue, la Torah répète les dons de chaque tribu à l’inauguration du Michkan, malgré le fait que chacune d’entre elles ait donné exactement pareil. Les tribus n’étaient pas fortuites quant à la structure d’Israël en tant que société. Comme les États-Unis d’Amérique, dont la structure politique de base est celle d’une fédération d’États (treize à l’origine, maintenant cinquante), ce fut également le cas d’Israël (jusqu’à la nomination d’un roi) qui fut une fédération de tribus.
L’existence d’un équivalent de tribus est fondamentale dans une société libre.[4] L’État d’Israël moderne comporte une grande diversité d’ethnies : ashkénazes, sépharades, des juifs d’Europe de l’Est, de l’Ouest et centrale, d’Espagne et du Portugal, des pays arabes, de Russie et d’Éthiopie, d’Amérique, d’Afrique du Sud, d’Australie et d’autres endroits, certains ‘hassidiques, certains “yéshivish”, d’autres “modernes”, d’autres “traditionalistes”, d’autres laïcs et d’autres se définissant de “culture juive”.
Nous avons tous une série d’identités, basées en partie sur le contexte familial, en partie sur la profession, en partie sur la localité et sur la communauté. Ces “structures de médiation”, plus grandes que l’individu mais plus petites que l’état, sont là où l’on développe nos interactions et nos identités complexes, vivantes et interactives. Elles représentent le domaine de la famille, des amis, des voisins et des collègues et elles sont constitutives de ce qui est collectivement connu sous le nom de société civile. Une société civile forte est essentielle à la liberté.[5]
C’est la raison pour laquelle, aux côtés des droits individuels, une société doit créer de l’espace pour les identités de groupe. L’exemple classique de la situation inverse est survenu dans le sillage de la Révolution française. Au cours du débat de l’Assemblée nationale française révolutionnaire de 1789, le comte de Clermont-Tonnerre tint sa célèbre déclaration, “Il faut tout refuser aux juifs comme nation et accorder tout aux juifs comme individus.” S’ils insistaient à se définir en tant que nation, autrement dit en tant que sous-groupe distinct au sein de la république, “qu’on les bannisse”, dit le comte.
À l’origine, cela semblait raisonnable. Les juifs se virent offrir des droits civiques dans le nouvel État-nation laïc. Cependant, c’était tout sauf ça. Cela signifiait que les juifs devaient renoncer à leur identité en tant que juifs dans le domaine public. Rien, pas même l’identité religieuse ou ethnique, ne devait faire écran entre l’individu et l'État. Ce ne fut pas un hasard si, un siècle plus tard, la France devint l’un des épicentres de l’antisémitisme européen, commençant par l’ouvrage malveillant d’Édouard Drumont de 1886, La France Juive, et culminant avec le procès de Dreyfus. En entendant les parisiens hurler “mort aux juifs,” Theodor Herzl réalisa que les juifs n’étaient toujours pas acceptés comme citoyens en Europe, malgré toutes les manifestations indiquant le contraire. Les juifs furent considérés comme une tribu dans une Europe qui affirmait avoir aboli les tribus. L’émancipation européenne reconnut les droits individuels mais pas les droits collectifs.
Le primatologue Frans de Waal, dont nous avons mentionné le travail sur les chimpanzés dans l’essai de Kora’h de cette année, souligne cette idée avec force. Il explique que presque toute la culture occidentale moderne a été construite sur l’idée des individus autonomes et libres de choix. Mais ce n’est pas ce que nous sommes. Nous sommes des gens entretenant des liens forts avec la famille, les amis, les voisins, les alliés, les co-religionnaires et les gens de la même ethnie. Il continue :
C’est précisément l’argument que la Torah propose lorsqu’elle divise l’histoire des filles de Tsélof’had en deux. La première partie, dans la parachat Pin’has, se penche sur les droits individuels, les droits des filles de Tsélof’had à obtenir une part de terre. La deuxième, à la fin du livre, se penche sur les droits collectifs, dans ce cas le droit de la tribu de Ménaché à son territoire. La Torah souligne les deux cas car tous deux sont nécessaires à une société libre.
La plupart des enjeux qui semblent insolubles dans la vie juive contemporaine sont apparus parce que les juifs, en particulier en Occident, ont l’habitude d’une culture dans laquelle les droits individuels sont perçus comme étant plus importants que tout autre. Nous devrions être libres de vivre comme bon nous semble, de pratiquer le culte que nous voulons et de nous identifier comme nous le souhaitons. Mais une culture basée uniquement sur les droits individuels détruisent les familles, les communautés, les traditions, la loyauté et les codes communs de respect et de retenue.
Malgré son énorme accent mis sur la valeur de l’individu, le judaïsme insiste également sur la valeur de ces institutions qui préservent et protègent nos identités en tant que membres de groupes qui les composent. Nous avons des droits en tant qu’individus, mais des identités uniquement en tant que membres de tribus. Honorer les deux est délicat, difficile et nécessaire. Le livre des Nombres se termine en nous expliquant comment s’y prendre.
[1] Le mot “droits” est bien sûr un anachronisme ici. Le concept n’a vu le jour qu’au 17e siècle. Cependant, il n’est pas absurde de suggérer que c’est ce qui est sous-entendu dans la requête des jeunes filles : “Faut-il que le nom de notre père disparaisse ?”
[2] Ces deux passages peuvent être la source de l’histoire du rabbin qui entend les deux parties d’une dispute maritale, et qui dit au mari et à la femme : “vous avez raison.” Le disciple du rabbin demande : “Comment les deux peuvent-ils avoir raison ?” et le rabbin répond : “tu as raison toi aussi.”
[3] Kli Yakar sur les Nombres 13:2.
[4] Voir plus récemment Sebastian Junger: Tribe: On Homecoming and Belonging, Fourth Estate, 2016.
[5] C’est l’argument qui a été si férocement défendu par Edmond Burke et Alexis de Tocqueville.
[6] Frans de Waal, Good Natured, Harvard University Press, 1996, p.167.
La déception de Moïse
< PrécédentJusqu’à 120 ans : Prendre de l’âge et rester jeune
Suivant >More on Mass'é
Naturel ou surnaturel ?
Châtiment et vengeance