L’amour ne suffit pas

אחרי מות – קדושים

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Le premier chapitre de Kédochim contient deux des plus puissants commandements : aimer son prochain et aimer l’étranger. « Je suis l’Éternel » conclut le premier. « Quand un étranger viendra séjourner dans votre pays, ne l’opprimez pas, » dit le second, et il continue : « Vous l’aimerez comme vous-même, car vous avez été étrangers en Égypte. Je suis l’Éternel, votre D.ieu » (Lév. 19:33-34)[1].

Le premier - aimer son prochain - est souvent appelé la « règle d’or », un commandement considéré comme étant universel dans toutes les cultures. C’est une erreur. La règle d’or est différente. Dans sa formulation positive, elle dit : « Agis envers les autres comme tu voudrais qu’ils agissent envers toi, » ou dans sa formulation négative, donnée par Hillel : « Ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à ton prochain. » Ces règles ne concernent pas l’amour. Elles concernent la justice, ou plus précisément ce que les psychologues évolutionnistes appellent l’altruisme réciproque. La Torah ne dit pas : « Sois gentil ou aimable avec ton prochain, parce que tu voudrais qu’il soit gentil ou aimable avec toi. » Elle dit : « Aime ton prochain. » Il s’agit de quelque chose de différent et bien plus fort.

Le second commandement est encore plus radical. La plupart des gens, dans la majorité des sociétés et tout au long de l’histoire, ont craint, haï et souvent blessé l’étranger. Il existe un mot pour cela : xénophobie. Combien de fois avez-vous entendu le mot opposé : xénophilie ? Je prends le pari : jamais. Généralement, les gens n’aiment pas les étrangers. C’est pourquoi, quand la Torah énonce ce commandement – ce qu’elle fait, selon les Sages, à 36 reprises – elle ajoute presque toujours une explication : « car vous avez été étrangers en Égypte. » Je ne connais aucune autre nation qui soit née dans l’esclavage et l’exil. Nous savons ce que l’on ressent en tant que minorité vulnérable. C’est pourquoi l’amour de l’étranger est tellement central dans le judaïsme, et tellement marginal dans la plupart des autres systèmes éthiques[2]. Mais là aussi, la Torah n’utilise pas le mot « justice ». Il y a un commandement de justice envers l’étranger, mais c’est une autre loi : « Tu ne maltraiteras point l’étranger, et tu ne l’opprimeras point » (Ex. 22:20). Ici, la Torah ne parle pas de justice mais d’amour.

Ces deux commandements définissent le judaïsme comme une religion de l’amour – pas seulement de D.ieu (« de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force »), mais aussi de l’humanité. C’était, et c’est encore aujourd’hui, une idée révolutionnaire.

Mais ce qui mérite une profonde réflexion, c’est l’endroit où ces commandements apparaissent. Ils le sont dans la paracha Kédochim, dans ce qui, aux yeux des contemporains, semble l’un des passages les plus étranges de la Torah.

Lévitique 19 (qui figure dans Kédochim) rassemble côte à côte des lois de natures apparemment très différentes. Certaines relèvent de la vie morale : ne colporte pas de commérages, ne hais pas, ne te venge pas, ne garde aucune rancune. D’autres relèvent de la justice sociale : laisse une partie de la récolte pour les pauvres ; ne pervertis pas la justice ; ne retiens pas les salaires ; n’utilise pas de faux poids et mesures. D’autres encore ont un ton totalement différent : ne croise pas les espèces de bétail ; ne plante pas un champ avec des semences mélangées ; ne porte pas un vêtement de laine et de lin mélangés ; ne mange pas les fruits d’un arbre pendant ses trois premières années ; ne mange pas de sang ; ne pratique pas la divination ; ne te scarifie pas.

À première vue, ces lois n’ont rien à voir les unes avec les autres : certaines concernent la conscience, d’autres la politique et l’économie, et d’autres encore la pureté et les tabous. Clairement, la Torah nous dit autre chose. Ces lois ont bien un dénominateur commun. Elles parlent toutes d’ordre, de limites, de frontières. Elles nous enseignent que la réalité possède une structure sous-jacente dont l’intégrité doit être respectée. Si tu hais ou que tu te venges, tu détruis des relations. Si tu commets une injustice, tu mines la confiance sur laquelle se base la société. Si tu ne respectes pas l’intégrité de la nature (graines différentes, espèces, etc.), tu entames la première étape d’un parcours qui conduit au désastre environnemental.

Il y a un ordre dans l’univers, en partie moral, en partie politique, en partie écologique. Lorsque cet ordre est violé, le chaos finit par s’installer. Lorsque cet ordre est observé et préservé, nous devenons co-créateurs de l’harmonie sacrée et de la diversité intégrée que la Torah appelle « sainteté ».

Pourquoi alors est-ce précisément dans ce chapitre que figurent les deux grands commandements – l’amour du prochain et de l’étranger ? La réponse est profonde et loin d’être évidente. Parce que c’est là que l’amour trouve sa place – dans un univers ordonné.

Jordan Peterson, psychologue canadien, est récemment devenu l’un des intellectuels publics les plus influents de notre époque. Son dernier livre, Twelve Rules for Life (12 règles pour une vie), a été un immense best-seller en Grande-Bretagne et en Amérique[3]. Il a eu le courage d’être anticonformiste, remettant en question les erreurs à la mode de l’Occident contemporain. Une règle particulièrement frappante du livre est la règle 5 : « Ne laissez pas vos enfants faire quelque chose qui vous les ferait détester. »

Son propos est plus subtil qu’il n’y paraît. Il indique qu’aujourd’hui, un nombre significatif de parents ne socialisent pas avec leurs enfants. Ils les gâtent. Ils ne leur enseignent aucune règle. Selon lui, il y a des raisons complexes à cela. Certaines sont liées au manque d’attention. Les parents sont plus occupés que jamais, et n’ont pas le temps pour la tâche exigeante d’inculquer la discipline. D’autres proviennent de l’idée, influente mais trompeuse, de Jean-Jacques Rousseau selon laquelle les enfants sont naturellement bons et que c’est la société et ses règles qui les rendent mauvais. Le meilleur moyen d’élever des enfants heureux et créatifs serait par conséquent de les laisser choisir par eux-mêmes.

L’auteur explique que c’est aussi en partie parce que « les parents modernes sont complètement paralysés par la peur de ne plus être aimés, voire d’être détestés par leurs enfants s’ils les réprimandent pour une quelconque raison. » Ils ont peur d’endommager leur relation en disant « non ». Ils craignent de perdre l’amour de leurs enfants.

Le résultat est qu’ils laissent leurs enfants dangereusement mal préparés à un monde qui ne satisfera pas leurs désirs ou leur besoin d’attention ; un monde qui peut être dur, exigeant et parfois cruel. Sans règles, sans aptitude relationnelle, sans maîtrise de soi ni capacité à différer la gratification, les enfants grandissent sans apprentissage de la réalité. Sa conclusion est puissante :

Des règles claires rendent les enfants plus sûrs d’eux-mêmes et les parents plus calmes et rationnels. Des principes clairs de discipline et de punition équilibrent la miséricorde et la justice de sorte que le développement social et la maturité psychologique puissent être promus de manière optimale. Des règles claires et une discipline appropriée aident l’enfant, la famille et la société à établir, maintenir et développer l’ordre. C’est ce qui nous protège du chaos.[4]

C’est de cela que parle le premier chapitre de Kédochim : des règles claires qui créent et soutiennent un ordre social. C’est là que l’amour véritable – non pas son substitut sentimental et auto-trompeur – trouve sa place. Sans ordre, l’amour ne fait qu’ajouter au chaos. Un amour mal placé peut conduire à la négligence parentale, engendrant des enfants gâtés avec un sentiment de toute-puissance, voués à une vie adulte malheureuse, infructueuse, inaboutie.

Le livre de Peterson, dont le sous-titre est Un antidote au chaos, ne parle pas seulement des enfants. Il parle du désordre que l’Occident a créé depuis que les Beatles ont chanté (en 1967) « All You Need is Love ». En tant que psychologue clinicien, Peterson a vu le coût émotionnel d’une société dépourvue de code moral partagé. Il écrit que les gens ont besoin de principes structurants, sans lesquels il n’y a que le chaos. Nous avons besoin de « règles, de normes, de valeurs – seuls et ensemble. Nous avons besoin de routine et de tradition. C’est cela, l’ordre. » Trop d’ordre peut être néfaste, mais trop peu peut être bien pire. Il explique que la vie se vit mieux sur la ligne de partage entre les deux. Pour lui, c’est là que « nous trouvons le sens qui justifie la vie et sa souffrance inévitable. » Peut-être que si nous vivions correctement, « nous pourrions supporter la connaissance de notre propre fragilité et mortalité, sans ce sentiment d’être des victimes lésées qui produit, d’abord, le ressentiment, puis l’envie, puis le désir de vengeance et de destruction »[5], ajoute-t-il.

C’est l’explication la plus perspicace que j’ai jamais entendue sur la structure unique du Lévitique 19. Sa combinaison de lois morales, politiques, économiques et environnementales constitue une affirmation suprême d’un univers (créé par D.ieu) ordonné, dont nous sommes les gardiens. Mais ce chapitre ne parle pas seulement d’ordre. Il parle d’humaniser cet ordre par l’amour – l’amour du prochain et de l’étranger. Et lorsque la Torah dit : ne hais pas, ne te venge pas, ne garde pas rancune, c’est une anticipation saisissante des remarques de Peterson sur le ressentiment, l’envie, le désir de vengeance et de destruction.

D’où cette idée qui change la vie et que nous avons oubliée depuis bien trop longtemps : l’amour ne suffit pas. Les relations ont besoin de règles.


[1] Notez que certains comprennent ces versets comme faisant référence en particulier à un guer tsédek, c’est-à-dire converti au judaïsme. Cela omet cependant l’objectif du commandement, qui est : ne permet pas aux différences ethniques (entre un juif de naissance et un converti) d’influencer tes émotions. Le judaïsme doit faire abstraction de la “race” et de la couleur de peau.

[2] Si l’amour de l’étranger avait existé en Europe, il n’y aurait pas eu de persécution des juifs, d’antisémitisme racial, puis d’Holocauste.

[3] Jordan Peterson, 12 Rules for Life: An Antidote to Chaos, Allen Lane, 2018.

[4] Ibid., p. 113-44.

[5] Ibid., p. xxxiv.



questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Qu’est-ce qui est inhabituel dans le fait que la Torah place l’amour et les lois dans le même chapitre ?
  2. Que signifie pour vous « aimez votre prochain » au quotidien ?
  3. Quelles sont les règles les plus importantes selon vous dans une famille ou un groupe d’amis ?

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