Entre le Déluge et l’appel à Abraham, entre l’alliance universelle avec Noa’h et l’alliance particulière avec un peuple, l’étrange histoire de Babel se déroule :
Toute la terre avait une même langue et des paroles semblables. Or, en émigrant de l'Orient, les hommes avaient trouvé une vallée dans le pays de Sennaar, et s'y étaient arrêtés. Ils se dirent l'un à l'autre : "Çà, préparons des briques et cuisons-les au feu." Et la brique leur tint lieu de pierre, et le bitume de mortier. Ils dirent : "Allons, bâtissons-nous une ville, et une tour dont le sommet atteigne le ciel ; faisons-nous un établissement durable, pour ne pas nous disperser sur toute la face de la terre."
Gen. 11:1-4
Ce que j’aimerais explorer ici, ce n’est pas uniquement l’histoire de Babel en elle-même, mais un thème plus large. Car ce que nous avons ici, c’est le deuxième acte d’un drame en quatre actes qui est sans aucun doute l’un des fils conducteurs de Béréchit, le livre des commencements. Il s’agit d’une polémique soutenue contre la ville et tout ce qui allait avec dans l’antiquité. Il semblerait que la ville n’est pas là où on trouve D.ieu.
Le premier acte débute par les deux premiers enfants de l’humanité. Caïn et Abel apportent tous deux des sacrifices à D.ieu. D.ieu accepte celui d’Abel, mais pas celui de Caïn. Dans sa colère, Caïn tue Abel. D.ieu lui fait affronter sa culpabilité : “Le cri du sang de ton frère s'élève, jusqu'à moi, de la terre.” La punition de Caïn fut d’être “errant et fugitif par le monde.” Caïn “se retira ensuite de devant l'Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l'orient d'Éden.” Nous lisons ensuite :
Caïn connut sa femme; elle conçut et enfanta Hénoc. Caïn bâtissait alors une ville, qu'il désigna du nom de son fils Hénoc.
Gen. 4:17
La première ville fut fondée par le premier meurtrier, l’auteur du premier fratricide. La ville naquit dans le sang.
Il existe un parallèle évident entre l’histoire de la création de Rome par Romulus qui tua son frère Remus, mais le parallèle se termine là. L’histoire de Rome – celle des enfants conçus par l’un des dieux, laissés pour mort par leur oncle et élevés par des loups – est un mythe fondateur typique, une légende racontée pour expliquer les origines d’une ville en particulier, qui implique typiquement un héros, du sang et le renversement de l’ordre établi. Au contraire, l’histoire de Caïn n’est pas un mythe fondateur car la Bible ne s’intéresse pas à la ville de Caïn, pas plus qu’elle ne valorise les actes de violence. Il s’agit du contraire d’un mythe fondateur. Il s’agit d’une critique des villes en tant que telles. Selon la Bible, le fait le plus important à propos de la première ville est qu’elle fut construite pour défier la volonté divine. Caïn fut condamné à une vie d’errance, mais il décida de construire une ville au lieu d’accepter son sort.
Le troisième acte, plus dramatique car plus détaillé, est Sodome, la ville la plus grande ou la plus importante des villes de la plaine de la vallée du Jourdain. C’est là que Lot, le neveu d’Abraham, réside. La première fois que l’on fait connaissance, dans Genèse 13, c’est lorsqu’une querelle éclate entre les gardiens de troupeaux d’Abraham et ceux de Lot. Abraham suggère qu’ils se séparent. Lot remarque la richesse de la plaine du Jourdain.
Lot leva les yeux et considéra toute la plaine du Jourdain ; semblable à un jardin céleste, à la contrée d'Egypte, et s'étendant jusqu'à Çoar.
Gen. 13:10
Lot décide donc de s’y installer. On nous révèle immédiatement que les habitants de Sodome “étaient pervers et pécheurs devant l'Éternel, à un haut degré” (Gen. 13:13). Compte tenu du choix entre la richesse et la vertu, Lot choisit la richesse par manque de sagesse.
Cinq chapitres plus tard, nous assistons à la grande scène lors de laquelle D.ieu annonce son plan de détruire la ville, et Abraham Le remet en question. Il y a peut-être cinquante personnes innocentes, peut-être même seulement dix. Comment D.ieu peut-il détruire toute la ville ?
“Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique ?"
Gen. 18:25
D.ieu accepte alors que si dix personnes innocentes existent, Il ne détruira pas la ville. Dans le prochain chapitre, nous voyons que deux des trois anges qui avaient visité Abraham arrivent à la maison de Lot à Sodome. Rapidement après, une terrible scène survient :
Ils n'étaient pas encore couchés, lorsque les gens de la ville, les gens de Sodome, s'attroupèrent autour de la maison, jeunes et vieux ; le peuple entier, de tous les coins de la ville. Ils appelèrent Lot et lui dirent : "Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous, que nous les connaissions !"
Gen. 19:4-5
Il s’avère qu’il n’y a pas d’hommes innocents. Trois fois – “les gens de la ville”, “jeunes et vieux”, “le peuple entier, de tous les coins de la ville” – le texte souligne que sans exception, chaque homme aurait pu être un criminel.
Une image cumulative apparaît. Le peuple de Sodome n’aime pas les étrangers. Ils ne les perçoivent pas comme étant protégés par la loi, pas même par les conventions d’hospitalité. Il y a une allusion évidente d’immoralité sexuelle et de violence potentielle. Il existe aussi une idée de foule. Les gens dans une foule peuvent commettre des crimes qu’ils ne penseraient jamais faire lorsqu’ils sont seuls. La simple densité de population des villes est un danger moral en lui-même. Les foules rabaissent plus qu’elles ne valorisent ; d'où la décision d’Abraham de vivre loin. Il mène une guerre pour défendre Sodome (Genèse 14) et prie pour ses habitants, mais il n’y habitera pas. Ce n’est pas non plus un hasard si les patriarches et matriarches n’habitaient pas dans les villes.
La quatrième scène est bien sûr l’Égypte, où Joseph est vendu en tant qu’esclave et travaille dans la maison de Potiphar. La femme de Potiphar tente de le séduire, et après avoir échoué, elle l’accuse d’un crime qu’il n’a pas commis, ce qui va le conduire en prison. À la différence de l’Exode, les descriptions de l’Égypte dans la Genèse ne parlent pas de violence mais, comme l’histoire de Joseph le souligne sans ambiguïté, il y a de l’immoralité sexuelle et de l’injustice.
C’est dans ce contexte que nous devons comprendre l’histoire de Babel. Elle est enracinée dans une vraie histoire, une vraie époque et un vrai lieu. La Mésopotamie, le berceau de la civilisation, était connue pour ses cités-États, dont celle d’Our, d'où Abraham et sa famille venait, et la plus grande d’entre elles était effectivement Babylone. La Torah décrit précisément l’avancée technologique qui a rendu possible la construction des villes : des briques durcies en étant cuites dans une touraille.
De la même manière, l’idée d’une tour qui “atteint le ciel” décrit un phénomène réel, le ziggurat ou la tour sacrée qui dominait la silhouette des immeubles des villes de la vallée basse du Tigre et de l’Euphrate. Le ziggurat était une montagne artificielle sainte, où le roi intercédait auprès des dieux. Celui de Babylone à laquelle notre histoire fait référence était l’un des plus grands, comprenant sept étages, d’une taille de plus de trois cent pieds de hauteur, et décrit par plusieurs textes anciens non-israélites comme “atteignant” ou “rivalisant” avec les cieux.
À la différence des trois autres histoires des villes, les ouvriers de Babel ne commettent pas de péché évident. Dans ce cas de figure, la Torah est bien plus subtile. Rappelez-vous de ce que les ouvriers dirent :
"Allons, bâtissons-nous une ville, et une tour dont le sommet atteigne le ciel ; faisons-nous un établissement durable, pour ne pas nous disperser sur toute la face de la terre."
Gen. 11:4
Il y a ici trois éléments que la Torah considère comme étant erronés. Le premier est que “nous faisons un nom pour nous-même.” Les noms nous sont donnés. Nous ne les faisons pas pour nous-même. Il y a une allusion ici que dans les cultures des grandes villes de la Mésopotamie ancienne, les gens vénéraient une incarnation symbolique d’eux-mêmes. Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie, avait le même point de vue. Il pensait que la fonction de la religion est de tenir le groupe ensemble, et les objets de culte sont des représentations collectives du groupe. C’est ce que la Torah voit comme une forme d’idolâtrie.
La deuxième erreur a été de vouloir construire “une tour qui atteigne le ciel.” L’un des thèmes de base du récit de la création dans Béréchit 1 est la séparation des domaines. Il y a un ordre sacré. Il y a le ciel et la terre, et les deux doivent être distincts :
“Les cieux, oui, les cieux sont à l'Éternel, mais la terre, il l’a octroyée aux fils de l’homme.”
Ps. 115:16
La Torah donne sa propre étymologie pour le mot Babel, qui signifie littéralement “la porte de D.ieu.” La Torah la lie à la racine hébraïque b-l-l, qui signifie “confondre”. Dans l’histoire, cela fait référence à la confusion des langues qui se produit à la suite de l’orgueil des bâtisseurs. Mais b-l-l signifie aussi “se mélanger, s’entremêler,” et c’est ce dont les babyloniens sont coupables : mélanger le ciel et la terre qui devraient toujours être maintenus séparés. B-l-l est le contraire de b-d-l, le verbe clé de Béréchit 1, qui signifie “distinguer, séparer, garder distinct et à part”.
La troisième erreur était le désir des ouvriers de ne pas être “dispersés sur toute la surface de la terre.” Ils essayaient de contrecarrer le commandement de D.ieu à Adam et à Noa’h “Croissez et multipliez, remplissez la terre et soumettez-la.” (Gen. 1:28; Gen. 9:1). Cela semble être une opposition généralisée aux villes en tant que telles. La Torah semble dire qu’il n’est pas nécessaire de se concentrer dans des environnements urbains. Les patriarches étaient des bergers. Ils déménageaient d’un endroit à l’autre. Ils habitaient dans des tentes. Ils passaient la plupart de leur temps seuls, loin du bruit de la ville, où ils pouvaient être en communion avec D.ieu.
Nous avons donc dans Béréchit un récit de quatre cités : Enoch, Babel, Sodome, et la cité d’Égypte. Cela n’est pas un thème mineur mais majeur. Ce que la Torah nous révèle, de manière implicite, c’est comment et pourquoi le monothéisme abrahamique est né.
Les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient relativement égalitaires. Ce fut avec la naissance de l’agriculture et de la séparation des tâches, du commerce et des centres d’échanges, de surplus économique et des inégalités marquées des richesses, concentrées dans les villes avec leurs hiérarchies distinctes des pouvoirs, qu’un nouveau type de phénomène a commencé à apparaître, pas seulement les bénéfices de la civilisation mais ses inconvénients également.
C’est ainsi que naquit le polythéisme, faisant œuvre de justification céleste de la hiérarchie sur terre. C’est comme cela que les dirigeants ont commencé à être considérés comme semi-divin, un autre exemple de b-l-l, un brouillage des frontières. C’est là que comptaient la richesse et le pouvoir, où les êtres humains étaient considérés comme une masse plutôt que comme individus. C’est là où des groupes entiers étaient assujettis à l’esclavage pour construire des monuments architecturaux. À cet égard, Babel est le précurseur de l’Égypte des pharaons que nous rencontrerons plusieurs chapitres et siècles plus tard.
En bref, la ville est un environnement déshumanisant et un endroit où, potentiellement, les gens vénèrent les représentations symboliques d’eux-mêmes.
Le Tanakh ne s’oppose pas en soi à de telles villes. Leur antithèse est Jérusalem, foyer de la présence divine. Mais à ce stade de l’histoire, cela est loin dans l’avenir.
La distinction la plus pertinente pour nous aujourd’hui est sans doute celle du sociologue Ferdinand Tonnies, Gemeinschaft (communauté) et Gesellschaft (société). La communauté est marquée par des relations en présentiel dans lesquelles les gens connaissent et acceptent la responsabilité les uns envers les autres. Selon l’analyse de Tonnies, la société est un environnement impersonnel dans laquelle les gens se rassemblent pour un plus grand gain individuel, mais restent essentiellement étrangers les uns envers les autres.
D’une certaine manière, le projet de la Torah est de maintenir la Gemeinschaft – de fortes communautés physiques – même au sein des villes. Car ce n’est que lorsqu’on s’identifie aux autres en tant que personnes, en tant qu’individus mus par une alliance commune, que nous évitons les péchés de la ville, qui sont aujourd’hui ce qu’ils ont toujours été : l’immoralité sexuelle, le culte de faux dieux de richesse et de pouvoir, le fait de traiter les individus comme des matières premières, et l’idée selon laquelle certaines personnes valent plus que d’autres.
C’est Babel, à l’époque et maintenant, et le résultat est la confusion et le déchirement de la famille humaine.
Quel était selon vous le péché des bâtisseurs de la tour de Babel ?
Pensez-vous que les villes d’aujourd’hui soutiennent le propos de Rabbi Sacks dans cet essai sur le potentiel du mal dans les villes ?
Comment pouvons-nous créer des villes grandes et florissantes dans lesquelles les résidents sont plus
Noa’h Il existe pour chacun d’entre nous des étapes clés dans notre croissance spirituelle qui changent la direction de notre vie, nous emmenant vers un…
Un conte de quatre cités
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Entre le Déluge et l’appel à Abraham, entre l’alliance universelle avec Noa’h et l’alliance particulière avec un peuple, l’étrange histoire de Babel se déroule :
Ce que j’aimerais explorer ici, ce n’est pas uniquement l’histoire de Babel en elle-même, mais un thème plus large. Car ce que nous avons ici, c’est le deuxième acte d’un drame en quatre actes qui est sans aucun doute l’un des fils conducteurs de Béréchit, le livre des commencements. Il s’agit d’une polémique soutenue contre la ville et tout ce qui allait avec dans l’antiquité. Il semblerait que la ville n’est pas là où on trouve D.ieu.
Le premier acte débute par les deux premiers enfants de l’humanité. Caïn et Abel apportent tous deux des sacrifices à D.ieu. D.ieu accepte celui d’Abel, mais pas celui de Caïn. Dans sa colère, Caïn tue Abel. D.ieu lui fait affronter sa culpabilité : “Le cri du sang de ton frère s'élève, jusqu'à moi, de la terre.” La punition de Caïn fut d’être “errant et fugitif par le monde.” Caïn “se retira ensuite de devant l'Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l'orient d'Éden.” Nous lisons ensuite :
La première ville fut fondée par le premier meurtrier, l’auteur du premier fratricide. La ville naquit dans le sang.
Il existe un parallèle évident entre l’histoire de la création de Rome par Romulus qui tua son frère Remus, mais le parallèle se termine là. L’histoire de Rome – celle des enfants conçus par l’un des dieux, laissés pour mort par leur oncle et élevés par des loups – est un mythe fondateur typique, une légende racontée pour expliquer les origines d’une ville en particulier, qui implique typiquement un héros, du sang et le renversement de l’ordre établi. Au contraire, l’histoire de Caïn n’est pas un mythe fondateur car la Bible ne s’intéresse pas à la ville de Caïn, pas plus qu’elle ne valorise les actes de violence. Il s’agit du contraire d’un mythe fondateur. Il s’agit d’une critique des villes en tant que telles. Selon la Bible, le fait le plus important à propos de la première ville est qu’elle fut construite pour défier la volonté divine. Caïn fut condamné à une vie d’errance, mais il décida de construire une ville au lieu d’accepter son sort.
Le troisième acte, plus dramatique car plus détaillé, est Sodome, la ville la plus grande ou la plus importante des villes de la plaine de la vallée du Jourdain. C’est là que Lot, le neveu d’Abraham, réside. La première fois que l’on fait connaissance, dans Genèse 13, c’est lorsqu’une querelle éclate entre les gardiens de troupeaux d’Abraham et ceux de Lot. Abraham suggère qu’ils se séparent. Lot remarque la richesse de la plaine du Jourdain.
Lot décide donc de s’y installer. On nous révèle immédiatement que les habitants de Sodome “étaient pervers et pécheurs devant l'Éternel, à un haut degré” (Gen. 13:13). Compte tenu du choix entre la richesse et la vertu, Lot choisit la richesse par manque de sagesse.
Cinq chapitres plus tard, nous assistons à la grande scène lors de laquelle D.ieu annonce son plan de détruire la ville, et Abraham Le remet en question. Il y a peut-être cinquante personnes innocentes, peut-être même seulement dix. Comment D.ieu peut-il détruire toute la ville ?
D.ieu accepte alors que si dix personnes innocentes existent, Il ne détruira pas la ville. Dans le prochain chapitre, nous voyons que deux des trois anges qui avaient visité Abraham arrivent à la maison de Lot à Sodome. Rapidement après, une terrible scène survient :
Il s’avère qu’il n’y a pas d’hommes innocents. Trois fois – “les gens de la ville”, “jeunes et vieux”, “le peuple entier, de tous les coins de la ville” – le texte souligne que sans exception, chaque homme aurait pu être un criminel.
Une image cumulative apparaît. Le peuple de Sodome n’aime pas les étrangers. Ils ne les perçoivent pas comme étant protégés par la loi, pas même par les conventions d’hospitalité. Il y a une allusion évidente d’immoralité sexuelle et de violence potentielle. Il existe aussi une idée de foule. Les gens dans une foule peuvent commettre des crimes qu’ils ne penseraient jamais faire lorsqu’ils sont seuls. La simple densité de population des villes est un danger moral en lui-même. Les foules rabaissent plus qu’elles ne valorisent ; d'où la décision d’Abraham de vivre loin. Il mène une guerre pour défendre Sodome (Genèse 14) et prie pour ses habitants, mais il n’y habitera pas. Ce n’est pas non plus un hasard si les patriarches et matriarches n’habitaient pas dans les villes.
La quatrième scène est bien sûr l’Égypte, où Joseph est vendu en tant qu’esclave et travaille dans la maison de Potiphar. La femme de Potiphar tente de le séduire, et après avoir échoué, elle l’accuse d’un crime qu’il n’a pas commis, ce qui va le conduire en prison. À la différence de l’Exode, les descriptions de l’Égypte dans la Genèse ne parlent pas de violence mais, comme l’histoire de Joseph le souligne sans ambiguïté, il y a de l’immoralité sexuelle et de l’injustice.
C’est dans ce contexte que nous devons comprendre l’histoire de Babel. Elle est enracinée dans une vraie histoire, une vraie époque et un vrai lieu. La Mésopotamie, le berceau de la civilisation, était connue pour ses cités-États, dont celle d’Our, d'où Abraham et sa famille venait, et la plus grande d’entre elles était effectivement Babylone. La Torah décrit précisément l’avancée technologique qui a rendu possible la construction des villes : des briques durcies en étant cuites dans une touraille.
De la même manière, l’idée d’une tour qui “atteint le ciel” décrit un phénomène réel, le ziggurat ou la tour sacrée qui dominait la silhouette des immeubles des villes de la vallée basse du Tigre et de l’Euphrate. Le ziggurat était une montagne artificielle sainte, où le roi intercédait auprès des dieux. Celui de Babylone à laquelle notre histoire fait référence était l’un des plus grands, comprenant sept étages, d’une taille de plus de trois cent pieds de hauteur, et décrit par plusieurs textes anciens non-israélites comme “atteignant” ou “rivalisant” avec les cieux.
À la différence des trois autres histoires des villes, les ouvriers de Babel ne commettent pas de péché évident. Dans ce cas de figure, la Torah est bien plus subtile. Rappelez-vous de ce que les ouvriers dirent :
Il y a ici trois éléments que la Torah considère comme étant erronés. Le premier est que “nous faisons un nom pour nous-même.” Les noms nous sont donnés. Nous ne les faisons pas pour nous-même. Il y a une allusion ici que dans les cultures des grandes villes de la Mésopotamie ancienne, les gens vénéraient une incarnation symbolique d’eux-mêmes. Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie, avait le même point de vue. Il pensait que la fonction de la religion est de tenir le groupe ensemble, et les objets de culte sont des représentations collectives du groupe. C’est ce que la Torah voit comme une forme d’idolâtrie.
La deuxième erreur a été de vouloir construire “une tour qui atteigne le ciel.” L’un des thèmes de base du récit de la création dans Béréchit 1 est la séparation des domaines. Il y a un ordre sacré. Il y a le ciel et la terre, et les deux doivent être distincts :
La Torah donne sa propre étymologie pour le mot Babel, qui signifie littéralement “la porte de D.ieu.” La Torah la lie à la racine hébraïque b-l-l, qui signifie “confondre”. Dans l’histoire, cela fait référence à la confusion des langues qui se produit à la suite de l’orgueil des bâtisseurs. Mais b-l-l signifie aussi “se mélanger, s’entremêler,” et c’est ce dont les babyloniens sont coupables : mélanger le ciel et la terre qui devraient toujours être maintenus séparés. B-l-l est le contraire de b-d-l, le verbe clé de Béréchit 1, qui signifie “distinguer, séparer, garder distinct et à part”.
La troisième erreur était le désir des ouvriers de ne pas être “dispersés sur toute la surface de la terre.” Ils essayaient de contrecarrer le commandement de D.ieu à Adam et à Noa’h “Croissez et multipliez, remplissez la terre et soumettez-la.” (Gen. 1:28; Gen. 9:1). Cela semble être une opposition généralisée aux villes en tant que telles. La Torah semble dire qu’il n’est pas nécessaire de se concentrer dans des environnements urbains. Les patriarches étaient des bergers. Ils déménageaient d’un endroit à l’autre. Ils habitaient dans des tentes. Ils passaient la plupart de leur temps seuls, loin du bruit de la ville, où ils pouvaient être en communion avec D.ieu.
Nous avons donc dans Béréchit un récit de quatre cités : Enoch, Babel, Sodome, et la cité d’Égypte. Cela n’est pas un thème mineur mais majeur. Ce que la Torah nous révèle, de manière implicite, c’est comment et pourquoi le monothéisme abrahamique est né.
Les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient relativement égalitaires. Ce fut avec la naissance de l’agriculture et de la séparation des tâches, du commerce et des centres d’échanges, de surplus économique et des inégalités marquées des richesses, concentrées dans les villes avec leurs hiérarchies distinctes des pouvoirs, qu’un nouveau type de phénomène a commencé à apparaître, pas seulement les bénéfices de la civilisation mais ses inconvénients également.
C’est ainsi que naquit le polythéisme, faisant œuvre de justification céleste de la hiérarchie sur terre. C’est comme cela que les dirigeants ont commencé à être considérés comme semi-divin, un autre exemple de b-l-l, un brouillage des frontières. C’est là que comptaient la richesse et le pouvoir, où les êtres humains étaient considérés comme une masse plutôt que comme individus. C’est là où des groupes entiers étaient assujettis à l’esclavage pour construire des monuments architecturaux. À cet égard, Babel est le précurseur de l’Égypte des pharaons que nous rencontrerons plusieurs chapitres et siècles plus tard.
En bref, la ville est un environnement déshumanisant et un endroit où, potentiellement, les gens vénèrent les représentations symboliques d’eux-mêmes.
Le Tanakh ne s’oppose pas en soi à de telles villes. Leur antithèse est Jérusalem, foyer de la présence divine. Mais à ce stade de l’histoire, cela est loin dans l’avenir.
La distinction la plus pertinente pour nous aujourd’hui est sans doute celle du sociologue Ferdinand Tonnies, Gemeinschaft (communauté) et Gesellschaft (société). La communauté est marquée par des relations en présentiel dans lesquelles les gens connaissent et acceptent la responsabilité les uns envers les autres. Selon l’analyse de Tonnies, la société est un environnement impersonnel dans laquelle les gens se rassemblent pour un plus grand gain individuel, mais restent essentiellement étrangers les uns envers les autres.
D’une certaine manière, le projet de la Torah est de maintenir la Gemeinschaft – de fortes communautés physiques – même au sein des villes. Car ce n’est que lorsqu’on s’identifie aux autres en tant que personnes, en tant qu’individus mus par une alliance commune, que nous évitons les péchés de la ville, qui sont aujourd’hui ce qu’ils ont toujours été : l’immoralité sexuelle, le culte de faux dieux de richesse et de pouvoir, le fait de traiter les individus comme des matières premières, et l’idée selon laquelle certaines personnes valent plus que d’autres.
C’est Babel, à l’époque et maintenant, et le résultat est la confusion et le déchirement de la famille humaine.
Le D.ieu de la Création et la terre d’Israël
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Le courage de vivre avec incertitude