Quelle était la première faute exactement ? Qu’est-ce que l’arbre de la Connaissance avait de bien et de mal ? Des connaissances de ce genre sont-elles mauvaises pour qu’elles soient interdites et uniquement acquises par le péché ? N’est-ce pas essentiel à notre humanité d’être capable de discerner la différence entre le bien et le mal ? N’est-ce pas l’une des formes les plus élevées de savoir ? Il est évident que D.ieu voudrait que les hommes la possèdent ! Pourquoi a-t-Il donc interdit le fruit qui en est produit ?
Quoi qu’il en soit, Adam et Eve n’étaient-ils pas déjà au fait du bien et du mal avant de consommer du fruit, précisément en vertu d’avoir été créés “à l’image et à la ressemblance de D.ieu” ? Cela était sûrement sous-entendu dans le fait même d’avoir reçu le commandement de D.ieu : “Croissez et multipliez. Remplissez la terre et soumettez-la. L’arbre de la science du bien et du mal, tu n’en mangeras point”. Pour que quelqu’un puisse obéir à un commandement, il doit savoir qu’il est bon d’obéir et mauvais de désobéir. Ils avaient donc, du moins partiellement, la connaissance du bien et du mal. Qu’est-ce qui a changé lorsqu’ils ont mangé du fruit ? Ces questions sont si profondes qu’elles risquent de rendre tout le récit incompréhensible.
Maïmonide a compris cela. C’est pour cela qu’il se penche sur cet épisode au tout début du Guide des égarés (voir livre 1, chapitre 2). Sa réponse est cependant déconcertante. Maïmonide explique qu’avant de manger du fruit, les premiers hommes connaissaient la différence entre la vérité et le mensonge. Ce qu’ils ont acquis en mangeant du fruit fut la connaissance “des choses généralement acceptées.” Mais qu’est-ce que Maïmonide veut dire par “les choses généralement acceptées” ? Il est communément accepté que le meurtre est mauvais, et que l’honnêteté est bonne. Maïmonide veut-il prétendre que la moralité n’est qu’une simple convention ? Certainement pas. Ce qu’il veut dire est que, avant d’avoir mangé du fruit, l’homme et la femme furent embarrassés de leur nudité, et il ne s’agit pas que d’une simple convention sociale car tout le monde n’est pas gêné par la nudité. Mais comment pouvons-nous assimiler le fait d’être embarrassé d’être nu avec “la connaissance du bien et du mal” ? Cela ne semble pas du tout être la même chose. Les conventions liées aux aspects vestimentaires ont plus à voir avec l'esthétique qu’avec l’éthique.
Tout cela est très nébuleux, ou du moins il en fut ainsi jusqu’à ce que je découvre l’un des moments les plus fascinants de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Après l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941, les américains savaient qu’ils s’apprêtaient à entrer en guerre contre une nation, le Japon, dont ils ne comprenaient pas la culture. Ils engagèrent donc l’une des grandes anthropologues du vingtième siècle, Ruth Benedict, pour leur expliquer le peuple japonais, et c’est ce qu’elle fit. Après la guerre, elle publia ses idées dans un livre, The Chrysanthemum and the Sword[1]. L’une de ses idées centrales fut la différence entre les cultures de la culpabilité et celles de la honte. Dans les cultures de la honte, la valeur la plus élevée est l’honneur. Dans les cultures de la culpabilité, c’est la vertu. La honte est le mauvais sentiment que nous éprouvons lorsque nous n’avons pas répondu aux attentes des autres. La culpabilité est ce que nous ressentons lorsque nous ne répondons pas aux attentes de notre propre conscience. La honte est dirigée par les autres. La culpabilité est dirigée par le monde intérieur.
Les philosophes, au rang desquels Bernard Williams, ont souligné que les cultures de la honte sont généralement visuelles. La honte elle-même a à voir avec votre apparence (ou l’image que vous projetez) aux yeux des autres. La réaction instinctive à la culpabilité est d’espérer que vous soyez invisible, ou ailleurs. À l’inverse, la culpabilité est plus intérieure. Vous ne pouvez pas y échapper en devenant invisible ou en étant autre part. Votre conscience vous accompagne où que vous alliez, que vous soyez visible des autres ou non. Les cultures de la culpabilité sont des cultures de l’ouïe, et non pas de la vue.
Avec cette nuance en tête, nous pouvons maintenant comprendre le récit de la première faute. Il s’agit des apparences, de la honte, de la vue et de l'œil. Le serpent dit à la femme “D.ieu sait que, du jour où vous en mangerez, vos yeux seront dessillés, et vous serez comme D.ieu, connaissant le bien et le mal” (Genèse 3:5). C’est effectivement ce qui se produit : “Leurs yeux à tous deux se dessillèrent, et ils connurent qu'ils étaient nus” (verset 7). C’est l’apparence de l’arbre que souligne la Torah : “La femme jugea que l'arbre était bon comme nourriture, qu'il était attrayant à la vue et précieux pour l'intelligence” (verset 6). L’émotion-clé dans l’histoire est la honte. Avant de manger du fruit, le couple était nu, “l'homme et sa femme, et ils n'en éprouvaient point de honte” (2:25). Après en avoir mangé, ils éprouvent de la honte et cherchent à se cacher. Chaque élément de l’histoire, le fruit, l’arbre, la nudité et la honte, comporte l’élément visuel typique d’une culture de la honte.
Mais, dans le judaïsme, nous croyons que D.ieu est entendu, et pas vu. Les premiers hommes “entendirent la voix de l'Éternel-D.ieu, parcourant le jardin du côté d'où vient le jour” (Genèse 3:8). En répondant à D.ieu, l’homme dit : “J'ai entendu ta voix dans le jardin ; j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché” (verset 10). Notez l’ironie délibérée, voire humoristique, de ce qu’Adam et Eve ont fait. Ils ont entendu la voix de D.ieu dans le jardin, et “ils se cachèrent de la face de l'Éternel-D.ieu, parmi les arbres du jardin” (verset 8). Mais vous ne pouvez pas vous cacher d’une voix. Se cacher signifie essayer de ne pas être vu. Il s’agit d’une réponse immédiate et intuitive à la honte. Mais la Torah constitue l’exemple suprême d’une culture de la culpabilité, et non pas de la honte, et vous ne pouvez échapper à la culpabilité en vous cachant. La culpabilité n’a rien à voir avec les apparences et tout à voir avec la conscience, la voix de D.ieu dans le cœur humain.
Le péché des premiers hommes dans le jardin d’Eden a été qu’ils ont suivi leurs yeux, pas leurs oreilles. Leurs actions furent déterminées par ce qu’ils voyaient, la beauté de l’arbre, et non par ce qu’ils entendaient, en l’occurrence la parole de D.ieu qui leur ordonnait de ne pas en manger. Le résultat fut qu’ils acquirent une connaissance du bien et du mal, mais ce fut le mauvais type de connaissance. Ils ont acquis une éthique de la honte, pas de la culpabilité, et des apparences, pas de la conscience. Je pense que c’est ce que Maïmonide voulait signifier par la distinction qu’il opéra entre le vrai et le faux, et ce qui est “généralement accepté”. Une éthique de culpabilité est la voix intérieure qui vous dit, “c’est bien, c’est mal”, aussi clairement que “c’est vrai, c’est faux”. Mais une éthique de la honte repose sur les conventions sociales. C’est une question de répondre ou de ne pas répondre aux attentes que les autres ont de vous.
Les cultures de la honte sont essentiellement des codes de conformité sociales. Elles font partie de groupes au sein desquels la socialisation prend la forme d’une intériorisation des valeurs du groupe telle que vous éprouvez de la honte - une forme aiguë de gêne - lorsque vous les rompez ; tout en sachant que si les gens découvrent ce que vous avez fait, vous en viendrez à perdre l’honneur et la “face”.
Le judaïsme n’est précisément pas ce genre de moralité, car les juifs ne se conforment pas à ce que tout le monde fait. Les Sages disent qu’Abraham était prêt à être d’un côté alors que le reste du monde était de l’autre. Haman dit sur les juifs : “ces gens ont des lois qui diffèrent de celles de toute autre nation” (Esther 3:8). Les juifs ont toujours été les iconoclastes, remettant en question les idoles de l’époque, la sagesse acceptée, “l’esprit de l’époque”, le politiquement correct.
Si les juifs avaient suivi la majorité, ils auraient disparu il y a bien longtemps. À l’époque biblique, ils étaient les seuls monothéistes à vivre dans un monde païen. Pour la majorité de l’époque biblique, ils vivaient dans des sociétés au sein desquelles leur foi était partagée par une minorité infime de la population. Le judaïsme est une manifestation vivante contre l’instinct grégaire. Nous sommes la voix dissidente dans la conversation de l’humanité. Ainsi, l’éthique du judaïsme n’est pas une question d’apparence, d’honneur et de honte. C’est une question d’entendre et de porter attention à la voix divine dans les profondeurs de l’âme.
Le drame d’Adam et Ève n’est pas une histoire de pommes, de sexualité, de faute originelle, ou de “chute”, des interprétations que l’Occident non-juif a apportées. Il s’agit de quelque chose de plus profond, à savoir la nature de la moralité par laquelle nous sommes appelés à vivre. Devons-nous être gouverné par ce que tout le monde fait, comme si la moralité était de la politique : la volonté de la majorité ? Notre horizon émotionnel sera-t-il mu par l’honneur et la honte, deux émotions très sociales ? Notre valeur centrale est-elle l’apparence : comment nous apparaissons aux yeux des autres ? Ou bien est-ce quelque chose d’autre, une volonté de porter attention à la parole et à la volonté divines ? Adam et Eden dans le jardin d’Éden furent confrontés au choix humain classique entre ce que leurs yeux virent (l’arbre et le fruit) et ce que leurs oreilles entendirent (l’injonction de D.ieu). Puisqu’ils choisirent le premier, ils ressentirent de la honte, pas de la culpabilité. Il s’agit d’une forme de “connaissance du bien et du mal”, mais d’un point de vue juif, c’est la mauvaise forme.
Le judaïsme est une religion de l’écoute, pas de la vue. Cela va sans dire qu’il existe des éléments visuels dans le judaïsme. Il y en a, mais ils ne sont pas primordiaux. L’écoute est la tâche sacrée. Le commandement le plus célèbre du judaïsme est le Chéma Israël, “Écoute, Israël”. Ce qui fit en sorte qu’Abraham, Moïse et les prophètes différèrent de leurs contemporains est qu’ils entendirent la voix qui était inaudible aux autres. Dans l’une des grandes scènes dramatiques de la Bible, D.ieu enseigne à Élie qu’Il ne se trouve pas dans le vent, dans les tremblements de terre, dans le feu, mais dans un “doux et subtil murmure” (I Rois 19:12).
Cela nécessite de la pratique, de la concentration et la capacité de créer le silence dans l’âme pour apprendre à écouter, que ce soit D.ieu ou un homme. Le fait de voir nous permet de percevoir la beauté du monde créé, mais l’écoute nous permet de connecter notre âme à une autre, et parfois à l’âme de l’Autre : en parlant avec nous, D.ieu nous appelle, nous demandant d’accomplir notre mission sur terre.
Si on me demandait comment trouver D.ieu, je dirais : apprends à écouter. Écoute le chant de l’univers dans le chant des oiseaux, le bruissement des arbres, l’éclat et le clapotis des vagues. Écoutez la poésie de la prière, la musique des psaumes. Écoutez attentivement ceux que vous aimez et ceux qui vous aiment. Écoutez les paroles de D.ieu dans la Torah et entendez-les vous parler. Écoutez les discussions des Sages à travers les siècles tandis qu’ils essayaient d’écouter les ordres et les inflexions du texte.
Ne vous inquiétez pas de votre apparence ou de celle des autres. Le monde des apparences est un monde mensonger fait de masques, de déguisements et de dissimulations. L’écoute n’est pas facile. Je dois confesser que je trouve cela extrêmement difficile. Mais seule l’écoute peut faire le pont entre les abîmes des âmes, le moi et l’autre, le moi et le divin.
[1] Ruth Benedict, The Chrysanthemum and the Sword (Boston: Houghton Mifflin Harcourt, 1946).
[2] Nous discuterons du thème de l’écoute dans le judaïsme plus en profondeur dans les semaines à venir, en particulier lorsque nous arriverons à la parachat Bamidbar, “Le son du silence,” et à la Parachat Ekev, “La spiritualité de l’écoute.”
1. Pouvez-vous penser à des exemples de juifs dans l’histoire qui ont démontré la façon dont le judaïsme est une culture de la culpabilité, et pas de la honte ?
2. Dans quelle mesure l’écoute est-elle une valeur juive ?
3. Quelles leçons de vie pouvez-vous apprendre de la différence entre la honte et la culpabilité ?
L’art d’écouter
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Noach
Le courage de vivre avec incertitude
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Béréchit
Quelle était la première faute exactement ? Qu’est-ce que l’arbre de la Connaissance avait de bien et de mal ? Des connaissances de ce genre sont-elles mauvaises pour qu’elles soient interdites et uniquement acquises par le péché ? N’est-ce pas essentiel à notre humanité d’être capable de discerner la différence entre le bien et le mal ? N’est-ce pas l’une des formes les plus élevées de savoir ? Il est évident que D.ieu voudrait que les hommes la possèdent ! Pourquoi a-t-Il donc interdit le fruit qui en est produit ?
Quoi qu’il en soit, Adam et Eve n’étaient-ils pas déjà au fait du bien et du mal avant de consommer du fruit, précisément en vertu d’avoir été créés “à l’image et à la ressemblance de D.ieu” ? Cela était sûrement sous-entendu dans le fait même d’avoir reçu le commandement de D.ieu : “Croissez et multipliez. Remplissez la terre et soumettez-la. L’arbre de la science du bien et du mal, tu n’en mangeras point”. Pour que quelqu’un puisse obéir à un commandement, il doit savoir qu’il est bon d’obéir et mauvais de désobéir. Ils avaient donc, du moins partiellement, la connaissance du bien et du mal. Qu’est-ce qui a changé lorsqu’ils ont mangé du fruit ? Ces questions sont si profondes qu’elles risquent de rendre tout le récit incompréhensible.
Maïmonide a compris cela. C’est pour cela qu’il se penche sur cet épisode au tout début du Guide des égarés (voir livre 1, chapitre 2). Sa réponse est cependant déconcertante. Maïmonide explique qu’avant de manger du fruit, les premiers hommes connaissaient la différence entre la vérité et le mensonge. Ce qu’ils ont acquis en mangeant du fruit fut la connaissance “des choses généralement acceptées.” Mais qu’est-ce que Maïmonide veut dire par “les choses généralement acceptées” ? Il est communément accepté que le meurtre est mauvais, et que l’honnêteté est bonne. Maïmonide veut-il prétendre que la moralité n’est qu’une simple convention ? Certainement pas. Ce qu’il veut dire est que, avant d’avoir mangé du fruit, l’homme et la femme furent embarrassés de leur nudité, et il ne s’agit pas que d’une simple convention sociale car tout le monde n’est pas gêné par la nudité. Mais comment pouvons-nous assimiler le fait d’être embarrassé d’être nu avec “la connaissance du bien et du mal” ? Cela ne semble pas du tout être la même chose. Les conventions liées aux aspects vestimentaires ont plus à voir avec l'esthétique qu’avec l’éthique.
Tout cela est très nébuleux, ou du moins il en fut ainsi jusqu’à ce que je découvre l’un des moments les plus fascinants de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Après l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941, les américains savaient qu’ils s’apprêtaient à entrer en guerre contre une nation, le Japon, dont ils ne comprenaient pas la culture. Ils engagèrent donc l’une des grandes anthropologues du vingtième siècle, Ruth Benedict, pour leur expliquer le peuple japonais, et c’est ce qu’elle fit. Après la guerre, elle publia ses idées dans un livre, The Chrysanthemum and the Sword[1]. L’une de ses idées centrales fut la différence entre les cultures de la culpabilité et celles de la honte. Dans les cultures de la honte, la valeur la plus élevée est l’honneur. Dans les cultures de la culpabilité, c’est la vertu. La honte est le mauvais sentiment que nous éprouvons lorsque nous n’avons pas répondu aux attentes des autres. La culpabilité est ce que nous ressentons lorsque nous ne répondons pas aux attentes de notre propre conscience. La honte est dirigée par les autres. La culpabilité est dirigée par le monde intérieur.
Les philosophes, au rang desquels Bernard Williams, ont souligné que les cultures de la honte sont généralement visuelles. La honte elle-même a à voir avec votre apparence (ou l’image que vous projetez) aux yeux des autres. La réaction instinctive à la culpabilité est d’espérer que vous soyez invisible, ou ailleurs. À l’inverse, la culpabilité est plus intérieure. Vous ne pouvez pas y échapper en devenant invisible ou en étant autre part. Votre conscience vous accompagne où que vous alliez, que vous soyez visible des autres ou non. Les cultures de la culpabilité sont des cultures de l’ouïe, et non pas de la vue.
Avec cette nuance en tête, nous pouvons maintenant comprendre le récit de la première faute. Il s’agit des apparences, de la honte, de la vue et de l'œil. Le serpent dit à la femme “D.ieu sait que, du jour où vous en mangerez, vos yeux seront dessillés, et vous serez comme D.ieu, connaissant le bien et le mal” (Genèse 3:5). C’est effectivement ce qui se produit : “Leurs yeux à tous deux se dessillèrent, et ils connurent qu'ils étaient nus” (verset 7). C’est l’apparence de l’arbre que souligne la Torah : “La femme jugea que l'arbre était bon comme nourriture, qu'il était attrayant à la vue et précieux pour l'intelligence” (verset 6). L’émotion-clé dans l’histoire est la honte. Avant de manger du fruit, le couple était nu, “l'homme et sa femme, et ils n'en éprouvaient point de honte” (2:25). Après en avoir mangé, ils éprouvent de la honte et cherchent à se cacher. Chaque élément de l’histoire, le fruit, l’arbre, la nudité et la honte, comporte l’élément visuel typique d’une culture de la honte.
Mais, dans le judaïsme, nous croyons que D.ieu est entendu, et pas vu. Les premiers hommes “entendirent la voix de l'Éternel-D.ieu, parcourant le jardin du côté d'où vient le jour” (Genèse 3:8). En répondant à D.ieu, l’homme dit : “J'ai entendu ta voix dans le jardin ; j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché” (verset 10). Notez l’ironie délibérée, voire humoristique, de ce qu’Adam et Eve ont fait. Ils ont entendu la voix de D.ieu dans le jardin, et “ils se cachèrent de la face de l'Éternel-D.ieu, parmi les arbres du jardin” (verset 8). Mais vous ne pouvez pas vous cacher d’une voix. Se cacher signifie essayer de ne pas être vu. Il s’agit d’une réponse immédiate et intuitive à la honte. Mais la Torah constitue l’exemple suprême d’une culture de la culpabilité, et non pas de la honte, et vous ne pouvez échapper à la culpabilité en vous cachant. La culpabilité n’a rien à voir avec les apparences et tout à voir avec la conscience, la voix de D.ieu dans le cœur humain.
Le péché des premiers hommes dans le jardin d’Eden a été qu’ils ont suivi leurs yeux, pas leurs oreilles. Leurs actions furent déterminées par ce qu’ils voyaient, la beauté de l’arbre, et non par ce qu’ils entendaient, en l’occurrence la parole de D.ieu qui leur ordonnait de ne pas en manger. Le résultat fut qu’ils acquirent une connaissance du bien et du mal, mais ce fut le mauvais type de connaissance. Ils ont acquis une éthique de la honte, pas de la culpabilité, et des apparences, pas de la conscience. Je pense que c’est ce que Maïmonide voulait signifier par la distinction qu’il opéra entre le vrai et le faux, et ce qui est “généralement accepté”. Une éthique de culpabilité est la voix intérieure qui vous dit, “c’est bien, c’est mal”, aussi clairement que “c’est vrai, c’est faux”. Mais une éthique de la honte repose sur les conventions sociales. C’est une question de répondre ou de ne pas répondre aux attentes que les autres ont de vous.
Les cultures de la honte sont essentiellement des codes de conformité sociales. Elles font partie de groupes au sein desquels la socialisation prend la forme d’une intériorisation des valeurs du groupe telle que vous éprouvez de la honte - une forme aiguë de gêne - lorsque vous les rompez ; tout en sachant que si les gens découvrent ce que vous avez fait, vous en viendrez à perdre l’honneur et la “face”.
Le judaïsme n’est précisément pas ce genre de moralité, car les juifs ne se conforment pas à ce que tout le monde fait. Les Sages disent qu’Abraham était prêt à être d’un côté alors que le reste du monde était de l’autre. Haman dit sur les juifs : “ces gens ont des lois qui diffèrent de celles de toute autre nation” (Esther 3:8). Les juifs ont toujours été les iconoclastes, remettant en question les idoles de l’époque, la sagesse acceptée, “l’esprit de l’époque”, le politiquement correct.
Si les juifs avaient suivi la majorité, ils auraient disparu il y a bien longtemps. À l’époque biblique, ils étaient les seuls monothéistes à vivre dans un monde païen. Pour la majorité de l’époque biblique, ils vivaient dans des sociétés au sein desquelles leur foi était partagée par une minorité infime de la population. Le judaïsme est une manifestation vivante contre l’instinct grégaire. Nous sommes la voix dissidente dans la conversation de l’humanité. Ainsi, l’éthique du judaïsme n’est pas une question d’apparence, d’honneur et de honte. C’est une question d’entendre et de porter attention à la voix divine dans les profondeurs de l’âme.
Le drame d’Adam et Ève n’est pas une histoire de pommes, de sexualité, de faute originelle, ou de “chute”, des interprétations que l’Occident non-juif a apportées. Il s’agit de quelque chose de plus profond, à savoir la nature de la moralité par laquelle nous sommes appelés à vivre. Devons-nous être gouverné par ce que tout le monde fait, comme si la moralité était de la politique : la volonté de la majorité ? Notre horizon émotionnel sera-t-il mu par l’honneur et la honte, deux émotions très sociales ? Notre valeur centrale est-elle l’apparence : comment nous apparaissons aux yeux des autres ? Ou bien est-ce quelque chose d’autre, une volonté de porter attention à la parole et à la volonté divines ? Adam et Eden dans le jardin d’Éden furent confrontés au choix humain classique entre ce que leurs yeux virent (l’arbre et le fruit) et ce que leurs oreilles entendirent (l’injonction de D.ieu). Puisqu’ils choisirent le premier, ils ressentirent de la honte, pas de la culpabilité. Il s’agit d’une forme de “connaissance du bien et du mal”, mais d’un point de vue juif, c’est la mauvaise forme.
Le judaïsme est une religion de l’écoute, pas de la vue. Cela va sans dire qu’il existe des éléments visuels dans le judaïsme. Il y en a, mais ils ne sont pas primordiaux. L’écoute est la tâche sacrée. Le commandement le plus célèbre du judaïsme est le Chéma Israël, “Écoute, Israël”. Ce qui fit en sorte qu’Abraham, Moïse et les prophètes différèrent de leurs contemporains est qu’ils entendirent la voix qui était inaudible aux autres. Dans l’une des grandes scènes dramatiques de la Bible, D.ieu enseigne à Élie qu’Il ne se trouve pas dans le vent, dans les tremblements de terre, dans le feu, mais dans un “doux et subtil murmure” (I Rois 19:12).
Cela nécessite de la pratique, de la concentration et la capacité de créer le silence dans l’âme pour apprendre à écouter, que ce soit D.ieu ou un homme. Le fait de voir nous permet de percevoir la beauté du monde créé, mais l’écoute nous permet de connecter notre âme à une autre, et parfois à l’âme de l’Autre : en parlant avec nous, D.ieu nous appelle, nous demandant d’accomplir notre mission sur terre.
Si on me demandait comment trouver D.ieu, je dirais : apprends à écouter. Écoute le chant de l’univers dans le chant des oiseaux, le bruissement des arbres, l’éclat et le clapotis des vagues. Écoutez la poésie de la prière, la musique des psaumes. Écoutez attentivement ceux que vous aimez et ceux qui vous aiment. Écoutez les paroles de D.ieu dans la Torah et entendez-les vous parler. Écoutez les discussions des Sages à travers les siècles tandis qu’ils essayaient d’écouter les ordres et les inflexions du texte.
Ne vous inquiétez pas de votre apparence ou de celle des autres. Le monde des apparences est un monde mensonger fait de masques, de déguisements et de dissimulations. L’écoute n’est pas facile. Je dois confesser que je trouve cela extrêmement difficile. Mais seule l’écoute peut faire le pont entre les abîmes des âmes, le moi et l’autre, le moi et le divin.
La spiritualité juive est l’art de l’écoute[2].
[1] Ruth Benedict, The Chrysanthemum and the Sword (Boston: Houghton Mifflin Harcourt, 1946).
[2] Nous discuterons du thème de l’écoute dans le judaïsme plus en profondeur dans les semaines à venir, en particulier lorsque nous arriverons à la parachat Bamidbar, “Le son du silence,” et à la Parachat Ekev, “La spiritualité de l’écoute.”
1. Pouvez-vous penser à des exemples de juifs dans l’histoire qui ont démontré la façon dont le judaïsme est une culture de la culpabilité, et pas de la honte ?
2. Dans quelle mesure l’écoute est-elle une valeur juive ?
3. Quelles leçons de vie pouvez-vous apprendre de la différence entre la honte et la culpabilité ?
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