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Le 24 avril 2017, Rabbi Sacks a prononcé son premier discours de TED Talk lors de la séance d’ouverture de la conférence TED à Vancouver, au Canada.
“Il y a des moments”, a dit Thomas Paine, “qui mettent l’âme humaine à l’épreuve”, et ils nous mettent à l’épreuve aujourd’hui. Il s’agit d’un moment fatidique dans l’histoire de l’Occident. Nous avons vu des élections conflictuelles et des sociétés divisées. Nous avons été les témoins d’une montée de l’extrémisme en politique et dans la religion, alimenté par l’anxiété, l’incertitude et la peur d’un monde qui change presque plus vite que nous ne puissions le supporter ; et la certitude absolue qu’il va changer encore plus rapidement. J’ai un ami à Washington. Je lui ai demandé quelle était l’atmosphère aux États-Unis durant la récente élection présidentielle. Il m’a répondu : “Eh bien, c’est comme l’homme qui était assis sur le pont du Titanic avec un verre de whisky à la main en disant : ‘Je sais que j’ai demandé de la glace, mais là, c’est ridicule’.”
Y a-t-il quelque chose que chacun d’entre nous pouvons faire pour faire face à l’avenir sans crainte ? Je pense que oui. Une manière de s’y prendre est de voir que le chemin le plus simple à emprunter vers une culture et une époque est de se demander : “Qu’est-ce que les gens vénèrent ?” Les gens ont vénéré tant de choses, le soleil, les étoiles, la tempête. Certains vénèrent plusieurs dieux, d’autres un seul, d’autres aucun. Aux 19e et 20e siècles, les gens vénéraient la nation, la race aryenne, et l’État communiste. Que vénérons-nous ? Je pense que les futurs anthropologues observeront les livres que nous lisons sur le développement et l’épanouissement personnels, l’estime de soi. Ils remarqueront la façon dont nous parlons de la moralité comme quelque chose de subjectif, la manière dont nous parlons de politique comme un enjeu de droits individuels, et ils remarqueront ce merveilleux nouveau rituel que nous avons créé, vous savez, celui qu’on appelle le “selfie”. Je pense qu’ils concluront que ce que nous vénérons à notre époque, c’est l’égo, le “moi”, le “je”.
C’est très bien. C’est libérateur. C’est revigorant. C’est génial. Mais n’oubliez pas que, sur le plan biologique, nous sommes des animaux sociaux. Nous avons passé la plupart de notre histoire évolutionnaire en petits groupes. Nous avons besoin de ces interactions personnelles au cours desquelles nous apprenons la chorégraphie de l’altruisme et dans laquelle nous créons nos atouts spirituels comme l’amitié, la confiance, la loyauté, et l’amour qui rachètent notre solitude. Lorsque nous avons trop de “moi” et pas assez du “nous”, nous nous retrouvons vulnérables, craintifs et isolés. Ce n’est pas un hasard si Sherry Turkle du MIT [Massachusetts Institute of Technology] a titré son livre sur l’impact des réseaux sociaux Alone Together (Seuls ensemble)[1].
Je pense que la meilleure manière de protéger votre “futur moi” est de renforcer le “futur nous” en l’articulant autour de trois dimensions : le “nous” des relations, le “nous” de l’identité et le “nous” de la responsabilité.
Permettez-moi de traiter tout d’abord le “nous” des relations. Pardonnez-moi si je parle à titre personnel ici. Il était une fois, il y a très longtemps, j’étais un jeune étudiant âgé de 20 ans en philosophie. J’aimais Nietzsche, Schopenhauer, Sartre et Camus. J’étais rempli d'incertitude ontologique et d’angoisse existentielle. C’était terrible. J’étais obsédé par moi-même et pas très agréable pour mon entourage, jusqu’au jour où j'aperçus une jeune fille qui était l’exact opposé de moi. Elle était un rayon de soleil. La joie émanait d’elle. J’ai su qu’elle s’appelait Élaine. Nous nous sommes rencontrés, nous avons parlé, nous nous sommes mariés. Quarante-sept ans, trois enfants et huit petits-enfants plus tard, je peux dire sans l’ombre d’un doute que c’était la meilleure décision de ma vie, car ce sont les gens qui ne nous ressemblent pas qui nous font grandir.
C’est pour cela que je crois que c’est ce que nous devons faire. Le problème des filtres Google, des amis Facebook et de lire des actualités ciblées plutôt que générales, est que nous nous entourons de gens comme nous, dont les points de vue, les opinions, et les préjugés sont semblables aux nôtres. Cass Sunstein de Harvard a démontré que plus nous nous entourons de gens qui pensent comme nous, plus nous devenons extrêmes. Je pense que nous devons renouveler ces rencontres en personne avec ces gens qui ne sont pas comme nous. Je pense que nous devons le faire afin de réaliser que nous pouvons être en désaccord tout en restant amis. C’est par ces rencontres de visu que nous découvrons que ces gens qui ne sont pas comme nous sont en fait exactement comme nous. En fait, chaque fois que nous tendons la main de l’amitié à quelqu’un dont la couleur, la classe ou la croyance est différente de la nôtre, nous soignons l’une des fractures de notre monde blessé. C’est le “nous” des relations.
Deuxièmement, il y a le “nous” de l'identité. Permettez-moi de vous proposer un exercice mental. Avez-vous déjà été à Washington ? Y avez-vous déjà vu ses monuments commémoratifs ? Ils sont tout à fait fascinants. Il y a le mémorial Lincoln, avec le discours de Gettysburg d'un côté et le deuxième discours inaugural de l’autre. Vous allez au mémorial Jefferson, pavé de textes. Le mémorial de Martin Luther King, qui comporte plus d’une douzaine de citations de ses discours. Je ne savais pas qu’on lisait les monuments commémoratifs aux États-Unis. Maintenant, allez voir à l’équivalent à Londres, à Parliament Square, et vous verrez que le monument de David Lloyd George contient trois mots : “David Lloyd George”. Nelson Mandela en a deux, Churchill n’en a qu'un, “Churchill”. Pourquoi une telle différence? Je vais vous le dire. L’Amérique était originellement une nation agglomérant une immigration vague après vague, elle a donc dû forger son identité, et elle l’a fait en relatant une histoire que l’on apprend à l’école, que vous lisez sur les mémoriaux, et que vous entendez à nouveau dans les discours inauguraux des présidents. Jusqu’à peu, l’Angleterre n'était pas une nation d’immigrants, elle a donc eu le luxe de considérer son identité comme étant acquise.
Mais le problème est que deux choses qui n’auraient pas dû arriver se sont produites simultanément. La première est qu’en Occident, nous avons arrêté de raconter qui nous sommes et pourquoi, même aux États-Unis. Par la même occasion, l’immigration est plus élevée qu’elle ne l’a jamais été. Lorsque vous racontez une histoire et que votre identité est forte, vous pouvez accueillir l’étranger, mais lorsque vous cessez de raconter l’histoire, votre identité s'affaiblit et vous vous sentez menacés par l’étranger. Cela n’est pas bien. Je vais vous dire cela : les juifs ont été dispersés, éparpillés et exilés pendant 2000 ans. Pourtant, nous n’avons jamais perdu notre identité. Pourquoi ? Parce que, au moins une fois par an lors de la fête de Pessa’h, nous racontons notre histoire, et nous l’enseignons à nos enfants, et nous mangeons le pain azyme, le pain sans levain de l’affliction, et nous goûtons aux herbes amères de l’esclavage ; et donc, nous n’avons jamais perdu notre identité. Je pense que, collectivement, nous devons raconter notre histoire, qui nous sommes, d'où nous venons, quels sont nos idéaux. Si cela se produit, nous serons assez forts pour accueillir l’étranger et lui dire “Viens partager nos vies, nos histoires, nos aspirations et nos rêves”. Tel est le vrai “nous” de l’identité.
Pour conclure, le “nous” de la responsabilité. Vous savez quoi ? Ma phrase favorite en politique, une phrase très américaine, est ‘We the people’ (nous, le peuple). Pourquoi ‘We the people’ ? Car cela implique que nous partageons une responsabilité collective dans notre avenir collectif. C’est ainsi que les choses sont et devraient être. Avez-vous remarqué à quel point la “pensée magique” a pris le dessus sur nos politiques ? Nous disons “tout ce que vous avez à faire, c’est d'élire ce dirigeant puissant, et il ou elle résoudra tous nos problèmes à notre place”. Croyez-moi, c’est de l’idéalisme.
Puis nous avons les extrêmes : l’extrême-droite, l’extrême-gauche, le fondamentalisme religieux, et les extrémistes anti-religieux, l’extrême-droite qui rêve d’un âge d’or qui n’a jamais existé, l’extrême-gauche qui rêve d’une utopie qui n’existera jamais, et les religieux et anti-religieux, tous aussi convaincus que tout ce qui compte, c’est D.ieu ou l’absence de D.ieu pour nous sauver de nous-mêmes. C’est aussi de la pensée magique, car les seuls qui pourront nous sauver de nous-mêmes, c’est ‘We the people’, nous, tous ensemble.
Ce faisant, lorsque nous passons de la politique du “moi” à la politique du “nous, tous ensemble”, nous redécouvrons ces magnifiques vérités contre-intuitives : une nation est forte lorsqu’elle se soucie des faibles, elle devient riche lorsqu’elle se soucie des pauvres, elle devient invulnérable lorsqu’elle se soucie des vulnérables. Ce sont ces ingrédients qui font de grandes nations.
Voici ma suggestion, et elle est simple. Elle pourra peut-être changer votre vie, et elle pourra peut-être vous aider à changer le monde. Faites un “rechercher et remplacer” le mot opération sur le texte de votre esprit. Chaque fois que vous voyez le mot “soi”, remplacez-le par “l’autre”. Remplacez “développement personnel” par “développement de l’autre”, et “estime de soi” par “estime de l’autre”. Si vous le faites, vous commencerez à ressentir le pouvoir de l’une des phrases les plus émouvantes de la littérature religieuse à mes yeux : “Dussé-je suivre la sombre vallée de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu serais avec moi” (Psaumes 23:4).
Nous pouvons affronter l’avenir quel qu’il soit, sans crainte, tant que nous avons la certitude que nous ne l’affronterons pas seuls. Pour le bien de votre futur “moi”, renforçons tous ensemble le futur “nous”.
Merci.
[1] Sherry Turkle, Alone Together:Why We Expect More from Technology and Less from Each Other (New York: Basic Books, 2017).