La moralité de l’amour

Ékev5772, 5785
pages love book heart devarim

Dès le début, quelque chose d’implicite dans la Torah devient explicite dans le livre de Devarim. D.ieu est le D.ieu de l’amour. Il nous aime plus que nous L’aimons. Voici, par exemple, le début de la paracha de cette semaine :

Si vous prêtez attention à ces lois et que vous veillez à les suivre, alors l’Éternel, votre D.ieu, gardera Son alliance d’amour [et ha-brit ve-et ha-‘hessed] avec vous, comme Il l’a juré à vos ancêtres. Il vous aimera, Il vous bénira et Il multipliera votre nombre.

Deut. 7:12-13

De nouveau dans la paracha, nous lisons :

À l’Éternel, ton D.ieu, appartiennent les cieux, même les plus hauts cieux, la terre et tout ce qui s’y trouve. Pourtant, l’Éternel s’est attaché à vos ancêtres, Il les a aimés, et Il a choisi vous, leurs descendants, au-dessus de toutes les nations – comme c’est le cas aujourd’hui.

Deut. 10:14-15

Et voici un verset de la paracha de la semaine dernière :

Parce qu’Il a aimé vos ancêtres et choisi leurs descendants après eux, Il vous a fait sortir d’Égypte par Sa Présence et Sa grande puissance.

Deut. 4:37

Le livre du Deutéronome est rempli du langage de l’amour. La racine a-h-v apparaît dans Chémot deux fois, dans Vayikra aussi (les deux dans Lévitique 19), dans Bamidbar pas du tout, mais dans le Séfer Devarim 23 fois. Devarim est un livre sur la joie en société et sur le pouvoir transformateur de l’amour.

Rien ne pourrait être plus trompeur et inique que le contraste chrétien entre le christianisme comme religion de l’amour et du pardon, et le judaïsme comme religion de la loi et de la punition. Comme je l’ai souligné dans mon précédent essai des Voix de l’alliance sur Vayigach, le pardon est né (comme le note David Konstan dans Before Forgiveness) dans le judaïsme. Le pardon interpersonnel commence lorsque Joseph pardonne à ses frères de l’avoir vendu comme esclave. Le pardon divin commence avec l’institution de Yom Kippour comme jour suprême de pardon divin après le péché du Veau d’or.

Il en va de même pour l’amour : lorsque le Nouveau Testament parle d’amour, il le fait en citant directement le Lévitique (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ») et le Deutéronome (« Tu aimeras l’Éternel ton D.ieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force »). Comme le formule le philosophe Simon May dans son magnifique livre Love: A History :

« La croyance répandue selon laquelle la Bible hébraïque ne parlerait que de vengeance et de “œil pour œil”, tandis que les Évangiles auraient inventé l’amour comme valeur inconditionnelle et universelle, doit compter parmi les plus extraordinaires malentendus de toute l’histoire occidentale. Car la Bible hébraïque est la source non seulement des deux commandements d’amour, mais aussi d’une vision morale plus large inspirée par l’émerveillement devant le pouvoir de l’amour. »[1] Son jugement est sans équivoque : « Si l’amour, dans le monde occidental, a un texte fondateur, ce texte est l’hébreu. »[2]

Plus encore : dans Ethical Life: The Past and Present of Ethical Cultures, le philosophe Harry Redner distingue quatre visions fondamentales de la vie éthique dans l’histoire des civilisations[3]. La première est l’éthique civique, celle de la Grèce et de la Rome antiques. La deuxième est l’éthique du devoir, qu’il identifie au confucianisme, au krishnaïsme et au stoïcisme tardif. La troisième est l’éthique de l’honneur, une combinaison distinctive de courtoisie et de décorum militaire que l’on retrouve chez les Perses, les Arabes et les Turcs ainsi que dans le christianisme médiéval (le « chevalier courtois ») et l’islam.
La quatrième, qu’il appelle simplement moralité, est rattachée au Lévitique et au Deutéronome. Il la définit simplement comme « l’éthique de l’amour » et considère qu’elle est ce qui a rendu l’Occident moralement unique :

« L’ “amour du prochain” biblique est une forme d’amour très spéciale, un développement unique de la religion judaïque et qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. C’est un amour altruiste par excellence, car aimer son prochain comme soi-même signifie toujours se mettre à sa place et agir en sa faveur comme on agirait naturellement et égoïstement en faveur de soi-même. »[4]

Bien sûr, le bouddhisme fait aussi place à l’idée d’amour, mais il est d’une autre nature, plus impersonnel et sans lien avec une relation à D.ieu.

Ce qui est radical dans cette idée, c’est que, premièrement, la Torah affirme, contrairement à pratiquement tout le monde antique, que les éléments constitutifs de la réalité ne sont ni hostiles ni indifférents aux êtres humains. Nous sommes ici parce que Quelqu’un a voulu que nous existons, Quelqu’un qui prend soin de nous, veille sur nous et cherche notre bien-être.

Deuxièmement, l’amour avec lequel D.ieu a créé l’univers n’est pas seulement divin. Il doit nous servir de modèle dans notre humanité. Nous sommes appelés à aimer notre prochain et l’étranger, à accomplir des actes de bonté et de miséricorde, et à construire une société fondée sur l’amour. Voici comment notre paracha l’exprime :

Car l’Éternel votre D.ieu est le D.ieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le grand, puissant et redoutable D.ieu, qui ne fait pas de favoritisme et n’accepte pas de pots-de-vin. Il défend la cause de la veuve et de l’orphelin, et Il aime l’étranger, lui donnant nourriture et vêtements. Vous devez donc aimer l’étranger, car vous-mêmes avez été étrangers dans le pays d’Égypte.

Deut. 10:18-19

En résumé : D.ieu a créé le monde dans l’amour et le pardon et nous demande d’aimer et de pardonner aux autres. Je crois que c’est là l’idée morale la plus profonde de l’histoire humaine.

Il y a cependant une question évidente. Pourquoi l’amour, si présent dans le livre de Devarim, est-il si peu apparent dans les livres précédents de Chémot, Vayikra (à l’exception du chapitre 19 du Lévitique) et Bamidbar ?

La meilleure façon de répondre à cette question est d’en poser une autre : pourquoi le pardon n’apparaît-il pas – du moins en surface – dans le livre de Béréchit ?[5] D.ieu ne pardonne pas à Adam et Ève, ni à Caïn (bien qu’Il atténue leurs punitions). Le pardon n’intervient pas dans les récits du Déluge, de la tour de Babel ou de la destruction de Sodome et des villes de la plaine (la prière d’Abraham est que les villes soient épargnées si elles contiennent cinquante ou dix justes ; ce n’est pas une demande de pardon). Le pardon divin apparaît pour la première fois dans le livre de l’Exode après la supplication réussie de Moïse à la suite du veau d’or, et il est ensuite institutionnalisé sous la forme de Yom Kippour (Lév. 16), mais pas avant. Pourquoi ?

La réponse simple et radicale est : D.ieu ne pardonne pas aux êtres humains tant que les êtres humains n’ont pas appris à se pardonner entre eux. La Genèse se termine avec Joseph pardonnant à ses frères. Ce n’est qu’après cette épisode que D.ieu pardonne aux hommes.

En ce qui concerne l’amour, la Genèse y fait souvent référence. Abraham aime Isaac. Isaac aime Ésaü. Rebecca aime Jacob. Jacob aime Rachel. Il aime aussi Joseph. Il y a beaucoup d’amour interpersonnel. Mais presque tous les amours de la Genèse se révèlent être source de divisions. Ils entraînent des tensions entre Jacob et Ésaü, entre Rachel et Léa, et entre Joseph et ses frères. Implicitement, la Genèse contient une observation profonde passée inaperçue de la plupart des moralistes et théologiens : l’amour en soi – l’amour réel, personnel et passionné, tel qu’on le retrouve dans une grande partie de la littérature prophétique ainsi que dans le Chir HaChirim, le plus grand chant d’amour du Tanakh, par opposition à l’amour détaché et généralisé appelé agape que nous associons à la Grèce antique – n’est pas suffisant comme base pour une société. Il peut diviser autant qu’unir.

Par conséquent, il ne devient un motif majeur que lorsque nous atteignons la vision sociale-morale-politique intégrée du Deutéronome qui combine amour et justice. Tsedek – la justice – s’avère être un autre mot-clé du Deutéronome, apparaissant à 18 reprises. Il n’apparaît que quatre fois dans Chémot, pas du tout dans Bamidbar, et dans Vayikra seulement au chapitre 19, le seul chapitre qui contient également le mot « amour ». En d’autres termes, dans le judaïsme, l’amour et la justice vont de pair. Cela aussi est relevé par Simon May :

« Ce que nous devons noter ici, car c’est fondamental dans l’histoire de l’amour occidental, c’est la justice remarquable et radicale qui sous-tend le commandement d’amour du Lévitique. Pas une justice froide où les mérites sont distribués mécaniquement, mais une justice qui place l’autre, en tant qu’individu avec ses besoins et intérêts, dans une relation de respect. Tous nos voisins doivent être reconnus comme égaux à nous-mêmes devant la loi de l’amour. Justice et amour deviennent donc inséparables. »[6]

L’amour sans justice mène à la rivalité, et finalement à la haine. La justice sans amour est dépourvue des forces humanisantes de la compassion et de la miséricorde. Nous avons besoin des deux. Cette vision éthique unique – l’amour de D.ieu pour les humains et des humains pour D.ieu, traduit en un éthos d’amour envers le prochain et l’étranger – est le fondement de la civilisation occidentale et sa gloire durable.

Elle naît ici dans le livre du Deutéronome, le livre de la loi en tant qu’amour et de l’amour en tant que loi.


[1] Simon May, Love: A History (Yale University Press, 2011), 19-20.

[2] Ibid., 14.

[3] Harry Redner, Ethical Life: The Past and Present of Ethical Cultures, New York, Rowman and Littlefield, 2001.

[4] Ibid., 50.

[5] J’exclue ici les lectures midrachiques de ces textes, dont certains font référence au pardon.

[6] Loc. Cit., 17.


questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Pourquoi pensez-vous que l’amour, lorsqu’il n’est pas équilibré par la justice, peut mener à la rivalité et au conflit, comme on le voit dans le livre de Béréchit ?
  2. En quoi l’idée de l’amour dans la Torah est-elle différente de l’amour romantique ou émotionnel ?
  3. Comment équilibrer compassion et équité dans la vie quotidienne ?
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