La Torah, un cantique

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Vayelekh

La longue et tempétueuse carrière de Moïse touche à sa fin. Avec des paroles de bénédictions et d’encouragements, il transmet le flambeau du leadership à son successeur Josué, en disant : “J'ai cent vingt ans aujourd'hui, je ne peux plus vous servir de guide ; d'ailleurs, l'Éternel m'a dit : "Tu ne traverseras pas ce Jourdain." (Deutéronome 31:2)

Tel que Rachi le note, il est écrit “tu ne traverseras pas”, bien que Moïse en soit toujours physiquement capable. Il possède encore sa vigueur physique, “son regard ne s'était point terni, et sa vigueur n'était point épuisée (Deutéronome 34:7). Mais il est arrivé au bout de son cheminement personnel. Le temps d’une nouvelle époque est arrivé, avec elle une nouvelle génération et une nouvelle nature de dirigeant.

Mais avant que sa vie ne prenne fin, D.ieu a un dernier commandement pour lui, et à travers lui pour l’avenir.

“Et maintenant, écrivez pour vous ce cantique, qu'on l'enseigne aux enfants d'Israël et qu'on le mette dans leur bouche, afin que ce cantique me serve de témoignage à l'encontre des enfants d'Israël.”

Deutéronome 31:19

Le sens simple du verset est que D.ieu donna l’ordre à Moïse et Josué de composer le cantique suivant, celui de Haazinou (Deutéronome 32:1-43). Telle est la manière dont Rachi et Na’hmanide le comprennent. Mais la tradition orale le comprend différemment. Selon les Sages, “écrit ce cantique”, s’applique à toute la Torah. Ainsi, le dernier commandement est d’écrire ou de prendre part à l’écriture, ne serait-ce que d’une seule lettre, d’un Séfer Torah, un rouleau de Torah. Voici la loi telle que l’énonce Maïmonide: 

Chaque juif a le devoir d’écrire un rouleau de Torah pour lui-même, comme il est dit “Maintenant, écrivez pour vous ce cantique”, c’est-à-dire “écrivez pour vous (l’intégralité de) la Torah où se trouve ce cantique”, car nous n’écrivons pas de passages isolés de la Torah (mais uniquement un rouleau entier). Même si une personne a hérité d’un rouleau de la Torah de ses parents, c’est une mitsva d’en écrire un pour soi-même, et celui qui le fait est considéré comme ayant reçu la Torah du Mont Sinaï directement. Celui qui ne sait pas comment écrire un rouleau le fait écrire par une autre personne (un scribe) pour lui, et celui qui corrige fut-ce une seule lettre est considéré comme s’il l’avait écrit entièrement.”[1]

Pourquoi ce commandement ? Pourquoi à la fin de la vie de Moïse ? Pourquoi faire en sorte que ce soit le dernier des commandements ? Et si la référence était à la Torah dans son ensemble, pourquoi l’appeler un “cantique”?

La tradition orale fait ici référence à une série d’idées très profondes. D’abord, elle dit aux Hébreux, ainsi qu’à chacune de nos générations, qu’il n’est pas suffisant de dire “nous avons reçu la Torah de Moïse”, ou “de nos parents”. Nous devons prendre la Torah et la renouveler à chaque génération. Nous devons écrire notre propre rouleau. L’idée est que la Torah n’est pas vieille mais nouvelle ; elle ne parle pas uniquement du passé mais aussi de l’avenir. Ce n’est pas qu’un simple document ancien qui provient d’une époque reculée dans l’évolution de la société. Elle nous parle ici et maintenant, mais pas sans que nous fassions l’effort de l’écrire à nouveau.

Il existe deux mots en hébreu pour désigner un héritage : na’halah et yéroucha/moracha. Ces mots comportent différentes idées. Na’halah est lié au mot na’hal, qui signifie rivière, cours d’eau. Tout comme l’eau coule vers le bas, un héritage coule à travers les générations. Il se produit naturellement, ne nécessitant aucun effort de notre part.

Une yéroucha/moracha est différente. Le verbe ici est actif. Il signifie “prendre possession de quelque chose par une action positive ou un effort”. Les Israélites ont reçu la terre résultant de la promesse de D.ieu à Abraham. Ce fut leur héritage, leur na’halah, mais ils ont dû mener tout de même des batailles et gagner des guerres. Lehavdil, Mozart et Beethoven étaient tous deux issus de pères musiciens. La musique était dans leurs gènes, mais leur art fut le résultat d’un travail ardu et incessant. La Torah est une moracha. Nous devons l’écrire pour nous-même, et pas seulement l’hériter de nos ancêtres.

Pourquoi appeler la Torah un cantique ? Car si nous avons pour mission de transmettre notre foi et notre mode de vie à la prochaine génération, cela doit se faire en chanson. La Torah doit être affective, pas uniquement intellectuelle. Elle doit parler à nos émotions. Tel qu’Antonio Damasio l’a démontré de façon empirique dans l’erreur de Descartes[2], bien que la région du cerveau où siège la raison est centrale dans ce qui fait de nous des êtres humains, c’est le système limbique, siège des émotions, qui nous incite à choisir un chemin plutôt qu’un autre. Si notre Torah manque de passion, nous ne parviendrons pas à la transmettre à travers les générations. La musique est la dimension affective de la communication, le moyen par lequel nous exprimons, évoquons et partageons nos émotions. C’est précisément parce que nous sommes des créatures émotives que la musique est une composante essentielle du vocabulaire de l’humanité.

La musique est intimement liée à la spiritualité. Rainer Maria Rilke l’écrivit ainsi :

Les mots sortent encore tout doucement vers l’indicible.

Et la musique toujours nouvelle, de pierres palpitantes

 Construit dans un espace vain sa demeure divine.

La chanson est centrale à l’expérience juive. Nous ne prions pas, nous “daven-ons”, autrement dit, nous chantons les paroles que nous orientons vers le Ciel. Pas plus que nous ne lisons la Torah. Nous la chantons plutôt, chaque mot avec sa propre cantillation. Même les textes rabbiniques ne sont jamais de simples études ; nous les chantons avec un rythme particulier connu par tous les étudiants du Talmud. Chaque temps et chaque texte comporte ses mélodies spécifiques. La même prière peut être chantée avec six tons différents que cela fasse partie du service du matin, de l’après-midi ou du soir, et que le jour soit un jour de semaine, un Chabbat, une fête ou une des grandes fêtes. Ce sont des rythmes différents pour la lecture biblique, que le texte provienne de la Torah, des prophètes, des Kétouvim, “les hagiographes”. La musique est le plan de l’esprit juif, et chaque expérience spirituelle possède son propre et distinctif paysage mélodique.

Le judaïsme est une religion de mots ; et pourtant, dès lors que le langage du judaïsme aspire au spirituel, il se transforme en cantique, comme si les paroles elles-mêmes cherchaient à s’échapper de la force gravitationnelle de significations limitées. Si nous avons pour objectif de renouveler la Torah à chaque génération, nous devons trouver des moyens de chanter son cantique d’une nouvelle manière. Si les paroles ne changent jamais, la musique le peut.

Un ancien grand rabbin d’Israël, Rabbi Avraham Shapiro, m’a raconté un jour une histoire de deux grands Sages du 19e siècle, tous deux de grands érudits. L’un perdit ses enfants en raison de l’esprit séculier d’alors, tandis que l’autre fut béni d’enfants qui suivirent son chemin. La différence entre les deux était la suivante : pendant la séouda chlichit, le troisième repas de Chabbat, les premiers prononçaient des paroles de Torah pendant que les seconds chantaient des chansons de Chabbat. Son message était clair. Sans une facette affective, sans musique, le judaïsme est un corps sans âme. Ce sont les chants que nous apprenons à nos enfants qui transmettent notre amour de D.ieu.

Il y a quelques années, l’un des dirigeants du monde juif cherchait à comprendre ce qui était arrivé aux “enfants juifs perdus” de Pologne, qui avaient été adoptés par des familles chrétiennes pendant la guerre et qui avaient été élevés en tant que catholiques. Il décida que le meilleur moyen de les retrouver passait par la nourriture. Il organisa un grand banquet et publia des annonces dans la presse polonaise, en invitant tout celui qui croyait être né juif à venir à ce dîner gratuit. Des centaines de personnes vinrent, mais la soirée frisa la catastrophe car presque aucun des gens présents ne pouvait se rappeler de leur enfance. Puis l’homme demanda à la personne assise à côté de lui si elle pouvait se rappeler de la chanson que sa mère juive lui chantait avant d’aller dormir. Il commença à chantonner Rozhinkes mit mandlen (‘des raisins et des amandes’), l’ancienne chanson yiddish. Les autres s’y sont joints, jusqu’à ce que la salle ne forme qu’un seul chœur. Parfois, l’identité juive ne repose que sur une seule chanson.

Dans son introduction au Aroukh Hachoulkhan, hoshen Mishpat, Rabbi Yehiel Michael Epstein (1829-1908) écrit que la Torah est comparée à un cantique car, pour ceux qui apprécient la musique, la plus belle expression musicale d’une chorale est une harmonie complexe de nombreuses voix différentes, chantant différentes notes. Cela s’applique également à la Torah et ses myriades de commentaires, ses “soixante-dix” facettes. Le judaïsme est une symphonie chorale qui comprend plusieurs voix, la tradition écrite est sa mélodie, et la tradition orale est sa polyphonie.

Et c’est donc avec un sens poétique de clôture que la vie de Moïse se termine par le commandement de se renouveler à chaque génération, en écrivant notre propre rouleau de la Torah, en y ajoutant nos propres commentaires, le peuple du livre qui réinterprète sans arrêt le livre du peuple, et qui entonne son cantique. La Torah est la partition divine, et nous, le peuple, sommes Sa chorale. Nous avons chanté collectivement la chanson de D.ieu. Nous sommes les artistes de sa symphonie chorale. Bien que lorsque les juifs parlent, ils se disputent souvent, lorsqu’ils chantent, ils chantent en harmonie, parce que les mots sont le langage de l’esprit, mais la musique est le langage de l’âme.


[1] Les lois des téfillin, de la mézouza et du Sefer Torah, 7:1

[2] Antonio Damasio, Descartes’ Error: Emotion, Reason, and the Human Brain, London, Penguin, 2005.


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1. Quels liens pouvez-vous trouver entre la Torah et la musique ? 

2. Pourquoi est-ce si important que chaque juif écrive ou contribue à l’écriture d’un nouveau rouleau de la Torah ?

3. Comment pouvons-nous prendre la Torah et la renouveler à chaque génération ? Pouvez-vous proposer des idées ?

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