Cohen Offering Incense on the Altar HOMEPAGE

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L’un des éléments les plus difficiles de la Torah et la manière de vie qu’elle prescrit est le phénomène du sacrifice animal, pour des raisons évidentes. D’abord, les juifs et le judaïsme ont survécu sans ces sacrifices pendant près de deux mille ans.

Deuxièmement, presque tous les prophètes avaient un regard critique sur les sacrifices, même Jérémie dans la Haftara de la Parachat Tsav.[1] Aucun des prophètes n’a cherché à abolir les sacrifices, mais ils étaient très critiques envers ceux qui les offraient tout en opprimant et en exploitant leurs confrères. Ce qui les dérangeaient, ce qui dérangeait D.ieu au nom de qui les prophètes parlaient, étaient que certaines personnes concevaient les sacrifices comme une sorte de pot-de-vin : si nous faisons une offrande assez généreuse à D.ieu, Il outrepassera alors peut-être nos crimes et nos délits. Cette idée est tout à fait incompatible au judaïsme. Une fois de plus, avec la monarchie, les sacrifices comptaient parmi les caractéristiques les moins distinctives du judaïsme de l’époque. Chaque religion ancienne à l’époque, chaque culte et secte, avaient ses autels et ses sacrifices.

Finalement, il est tout à fait remarquable de voir avec quelle simplicité et douceur les Sages ont réussi à élaborer des substituts aux sacrifices, trois en particulier : la prière, l’étude et la tsédaka. Les prières, en particulier Cha’harit, Min’ha et Moussaf, ont pris la place des sacrifices communs. Celui qui étudie les lois des sacrifices est considéré comme ayant apporté un sacrifice. Et celui qui donne à la charité fait un sacrifice financier en quelque sorte, admettant ainsi que nous sommes redevables de tout à D.ieu.

Bien que nous prions quotidiennement pour la reconstruction du Temple ainsi que pour la restauration des sacrifices, le principe du sacrifice lui-même demeure difficile à comprendre. Plusieurs théories ont été avancées par les anthropologues, les psychologues et les érudits bibliques en ce qui concerne le sens des sacrifices, mais la plupart sont basées sur la supposition douteuse selon laquelle les sacrifices sont essentiellement les mêmes à travers les cultures. Il s’agit d’un savoir bien pauvre. Cherchez toujours à comprendre une pratique en termes de croyances distinctives de la culture dans laquelle elle a lieu. Qu’est-ce que les sacrifices peuvent bien signifier au sein d’une religion dans laquelle D.ieu est le créateur et le propriétaire de toute chose?

Que représentait le sacrifice dans le judaïsme et pourquoi demeure-t-il important même aujourd’hui, du moins en tant qu’idée ? La réponse simple est la suivante, bien qu’elle n’explique pas les détails des différentes sortes de sacrifices : nous aimons ce pour quoi nous nous sacrifions. C’est la raison pour laquelle, lorsque les Israélites étaient une nation de fermiers et de bergers, ils démontraient leur amour pour D.ieu en Lui apportant un cadeau symbolique de leurs bétails et de leurs troupeaux, de leur grain et de leurs fruits ; en un mot, leur subsistance. Aimer, c’est remercier. Aimer, c’est vouloir apporter une offrande au bien-aimé. Aimer, c’est donner.[2] Le sacrifice est la chorégraphie de l’amour.

Cela s’applique à plusieurs aspects de la vie. Un couple marié et épanoui est constamment en train de faire des sacrifices l’un pour l’autre. Les parents font de grands sacrifices pour leurs enfants. Les gens appelés par une vocation - comme guérir les malades, s’occuper de personnes nécessiteuses ou faire valoir la justice des faibles contre les forts - sacrifient souvent des carrières prospères pour le bien de leurs idéaux. À des époques de patriotisme, les gens font des sacrifices pour leur pays. Dans les communautés fortes, les gens font des sacrifices pour leur prochain s’il est en détresse ou qu’il a besoin d’aide. Le sacrifice est la colle forte des relations. Elle nous lie à autrui. C’est la raison pour laquelle les sacrifices étaient si importants à l’époque biblique - pas au même niveau que les autres religions - mais précisément parce que le coeur du judaïsme est l’amour : “Tu aimeras l'Éternel ton D.ieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces.” Dans les autres religions, le motif premier derrière le sacrifice était la peur : la peur de la colère et du pouvoir des dieux. Dans le judaïsme, c’est l’amour.

Nous voyons cela dans le mot hébraïque du sacrifice lui-même : le mot korban, et le verbe lehakriv, qui signifie “se rapprocher”. Le nom de D.ieu employé invariablement en lien avec les sacrifices est Hachem, D.ieu sous Son attribut d’amour et de miséricorde, jamais Elokim, D.ieu sous Son attribut de justice, distant. Le mot Elokim n’est mentionné que cinq fois dans tout le livre du Lévitique, et toujours en lien avec les autres nations. Le mot Hachem apparaît 209 fois. Et comme nous l’avons vu dans la paracha précédente, le nom du livre Vayikra signifie convoquer avec amour. Lorsqu’il y a de l’amour, il y a un sacrifice.

Lorsque nous réalisons cela, nous commençons à comprendre à quel point le concept du sacrifice est pertinent au vingt-et-unième siècle. Les grandes institutions du monde moderne, l’état démocratique libéral et l’économie de libre-échange, étaient basées sur le modèle de l’acteur rationnel, celui qui agit pour maximiser ses propres bénéfices. La théorie de Hobbes sur le contrat social reposait sur le fait qu’il était dans l’intérêt de tous de renoncer à certains de leurs droits au profit du pouvoir central chargé d’assurer l’état de droit et la défense du royaume. L’idée d’Adam Smith relative à l’économie de marché était que si chacun d’entre nous agit pour maximiser son propre avantage, le résultat est la croissance de la nation. La politique et l’économie modernes furent construites sur le fondement de la quête rationnelle d’intérêts personnels.

Il n’y avait rien de mal à cela ; les objectifs étaient des plus élevés. Il y a eu une tentative de créer la paix dans un continent européen ravagé par la guerre. L’état démocratique et l’économie de marché représentaient des moyens sérieux d’exploiter la force des intérêts personnels pour combattre les passions destructrices qui ont mené à la violence.[3] Le fait que la politique et l’économie furent basées sur les intérêts personnels ne remirent pas en cause la possibilité que les familles et les communautés fassent preuve de solidarité. C’était un bon système, pas un mauvais.

Cependant, de nos jours, après plusieurs siècles, l’idée de l’amour comme sacrifice s’est atrophiée dans bien des domaines de la vie. Nous voyons cela en particulier dans les relations humaines. En Occident, peu de gens se marient, ceux qui se marient le font plus tard, et presque la moitié des mariages se terminent en divorce. En Europe, les populations natives sont en déclin. Pour avoir une population stable, un pays doit avoir un taux de natalité moyen de 2,1 enfants par femme. En 2015, le taux de natalité moyen dans l’Union européenne était de 1,55. En Espagne, il était de 1,27. L’Allemagne a le plus bas taux de natalité au monde.[4] C’est la raison pour laquelle la population d’Europe est aujourd’hui stable seulement grâce à un taux d’immigration sans précédent. Avec la perte du concept de sacrifice dans une société, tôt ou tard les mariages se fanent, la parentalité décline, la société vieillit tranquillement et s’éteint.

Mon défunt prédécesseur, Lord Jakobovits, avait une jolie façon d’exprimer cela. Le Talmud dit que lorsqu’un homme divorce de sa première femme, “l’autel verse des larmes” (Guittin 90b). Quel est le lien entre l’autel et le mariage ? Les deux reposent sur les sacrifices, dit-il. Les mariages échouent lorsque les partenaires ne sont pas prêts à faire des sacrifices l’un pour l’autre.

Les juifs et le judaïsme ont survécu malgré les nombreux sacrifices que les gens ont dû faire. Au onzième siècle, Yéhouda Halévi a exprimé quelque chose proche de l’émerveillement à propos du fait que les juifs soient restés juifs ; pourtant, “en un clin d’œil,” ils auraient pu se convertir à la religion dominante et vivre une vie aisée.[5]  Il est tout à fait possible cependant que le judaïsme ait survécu à cause de ces sacrifices. Lorsque les gens font des sacrifices pour leurs idéaux, leurs idéaux demeurent forts. Le sacrifice est une expression d’amour.

Tous les sacrifices ne sont pas saints pour autant. Les kamikazes sacrifient leur vie et celle de leurs victimes qui est à mon avis un sacrilège.[6] En fait, l’existence même du sacrifice animal dans la Torah aurait pu être un moyen d’empêcher les gens d’offrir des sacrifices humains sous la forme de violence et de guerre. Mais le principe de sacrifice demeure. C’est le don que nous apportons pour ce et ceux que nous aimons.


[1] Jérémie 7:22: “Car je n'ai rien dit, rien ordonné à vos ancêtres, le jour où je les ai fait sortir du pays d'Egypte, en fait d'holocauste ou de sacrifice”, une déclaration remarquable. Voir Rachi et Radak ad loc., et particulièrement Maïmonide, Guide des Égarés, III:32.

[2] Le verbe “aimer”, a-h-v, est lié aux verbes h-v-h, h-v-v, and y-h-v, tous ayant le sens de donner, d’apporter ou d’offrir.

[3] Le texte classique est A. O. Hirschman, The Passions and the Interests (Princeton University Press, 1977).

[4] The Observer, 23 août 2015.

[5] Yéhouda Halevi, Kouzari, 4:23.

[6] Voir Jonathan Sacks, Not in God’s Name: Confronting Religious Violence(New York: Schocken Books, 2017).


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Questions à poser à la table de Chabbath
  1. Pour quoi ou pour qui faites-vous des sacrifices dans votre vie ? 
  2. De quelle façon cela illustre-t-il votre amour pour eux ?              
  3. Maintenant que nous n’avons plus de culte du sacrifice, comment pouvons-nous démontrer notre amour pour D.ieu à travers le sacrifice ?

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