L’Auteur de nos vies

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Ce fut la première vraie tentative de Joseph de prendre son destin en main, et elle échoua. Ou du moins, c’est ce qu’il semblait.

Considérez le récit jusqu’à présent, tel que décrit dans la paracha de la semaine dernière. Pratiquement tout ce qui se produit dans la vie de Joseph correspond à deux catégories. La première concerne les choses qui lui arrivent. Son père l’aime plus que ses autres fils. Il lui donne une tunique richement brodée. Ses frères sont envieux de lui et éprouvent de la haine à son égard. Son père l’envoie voir comment ses frères s’en sortent avec le bétail, loin de chez eux. Il n’arrive pas à les trouver et doit compter sur un étranger pour l’orienter sur la bonne route. Les frères projettent de le tuer, le jettent dans une fosse puis le vendent finalement en tant qu’esclave. Il est emmené en Égypte. Potiphar l’achète en tant qu’esclave. La femme de Potiphar le trouve attirant, tente de le séduire, et après avoir échoué, l’accuse sans fondement de viol, suite à quoi il est incarcéré.

C’est extraordinaire : Joseph est au centre de l’attention à chaque fois qu’il est sur scène, pour ainsi dire, et cependant, il est continuellement l’objet des activités des autres, passif plutôt qu’actif.

La seconde catégorie est encore plus remarquable. Joseph fait des choses. Il rêve. Il gère remarquablement bien la maison de Potiphar. Il organise une prison. Il interprète les rêves du maître échanson et du maître panetier. Mais, dans une séquence unique de descriptions, la Torah attribue ses actions et leur succès à D.ieu.

Voici Joseph dans la maison de Potiphar :

Le Seigneur fut avec Joseph, qui devint un homme heureux et fut admis dans la maison de son maître l'Égyptien. Son maître vit que D.ieu était avec lui ; qu'il faisait prospérer toutes les œuvres de ses mains.

Gen. 39:2-3

Du moment où il l'eut mis à la tête de sa maison et de toutes ses affaires, le Seigneur bénit la maison de l'Égyptien à cause de Joseph ; et la bénédiction divine s'étendit sur tous ses biens, à la ville et aux champs.

Gen. 39:5

Lorsque Joseph était en prison, nous lisons :

Le Seigneur fut avec Joseph, lui attira de la bienveillance et le rendit agréable aux yeux du gouverneur de la prison. Ce gouverneur mit sous la main de Joseph tous les prisonniers de la prison ; et tout ce qu'on y faisait, c'était lui qui le dirigeait. Le gouverneur de la prison ne vérifiait rien de ce qui passait par sa main, parce que le Seigneur était avec lui ; et ce qu'il entreprenait, le Seigneur le faisait réussir.

Gen. 39:21-23

Et voici Joseph qui interprète des rêves :

"L'interprétation n'est-elle pas à D.ieu ? Dites-moi vos rêves, je vous prie."

Gen. 40:8

Aucun autre personnage dans le Tanakh n’est décrit de la sorte aussi clairement, constamment et de manière aussi répétitive. Joseph semble décisif, organisé et plein de réussite ; c’est comme cela qu’il apparaissait aux yeux des autres. Pourtant, la Torah dit que ce n’est pas lui mais D.ieu qui était responsable à la fois pour ce qu’il a fait et son succès. Même lorsqu’il résiste aux avances de la femme de Potiphar, il énonce clairement que c’est D.ieu qui rend moralement impossible ce qu’elle souhaite :

"Comment puis-je commettre un si grand méfait et offenser le Seigneur ?"

Gen. 39:9

Le seul acte qui lui est attribué survient au tout début de l’histoire, lorsqu’il apporte un “mauvais rapport” au sujet de ses frères, les fils de Bilha et Zilpa, les servantes (Gen. 37:2).  Mis à part cela, chaque tournant de son destin en constante évolution est la conséquence de l’action de quelqu’un d’autre, qu’il s’agisse d’un être humain ou de D.ieu.[1]

C’est pour cela que l’on remarque le moment où, à la fin de la paracha précédente, Joseph prend son destin en main. Ayant dit au maître échanson que dans trois jours, Pharaon lui pardonnera et qu’il sera restitué à son poste, et n’ayant aucun doute que cela se produira, il lui demande de plaider sa cause auprès de Pharaon pour être libéré à son tour :  

“Si tu te souviens de moi lorsque tu seras heureux, rends-moi, de grâce, un bon office : parle de moi à Pharaon et fais-moi sortir de cette demeure.” (Gen. 40:14)

Qu’advient-il alors ? “Mais le maître échanson ne se souvint plus de Joseph, il l’oublia” (Gen. 40:23). Le double emploi du verbe est puissant. Il ne se souvint plus, il l’oublia. Le seul moment où Joseph essaie d’être l’auteur de sa propre histoire, il échoue ; et l’échec est décisif.

La tradition ajoute une touche finale au drame. Il se termine dans la Parachat Vayéchev par ces paroles, nous laissant au moment où ses espoirs s’envolent. Accèdera-t-il à la grandeur ? Ses rêves se réaliseront-ils ? La question “que se passera-t-il ensuite ?” est intense, et nous devons attendre une semaine pour avoir la réponse.

Le temps passe et avec la plus grande improbabilité (Pharaon a deux rêves, et aucun de ses magiciens ou hommes sages ne peuvent les interpréter - ce qui est en soi étrange, puisque l’interprétation des rêves était une spécialité des anciens Égyptiens), et nous apprenons la réponse. “Deux années entières passèrent.” Ces paroles par lesquelles commence notre paracha sont la clé. Ce que Joseph souhaitait se produisit. Il sortit de prison. Il fut libéré. Mais pas avant que deux ans ne se soient écoulés.

Entre la tentative et le résultat, quelque chose intervient. C’est le sens de cet intervalle de temps. Joseph planifia sa libération et fut libéré, mais pas parce qu’il l’a planifié. Sa propre tentative se solda par un échec. Le maître échanson l’oublia. Mais D.ieu ne l’oublia pas. D.ieu, pas Joseph, engendra la séquence d’événements, en particulier les rêves de Pharaon, qui mena à sa libération.

Ce que nous désirons se produit, mais pas toujours lorsque nous nous y attendons, pas de la manière dont nous nous y attendons, ni parce que nous voulions que cela se produise. D.ieu est le co-auteur du scénario de nos vies, et parfois, comme ici, Il nous le rappelle en nous faisant patienter et en nous prenant par surprise.

C’est le paradoxe de la condition humaine dans le judaïsme. D’une part, nous sommes libres. Aucune religion n’a autant insisté sur la liberté humaine et la responsabilité. Adam et Ève avaient la liberté de ne pas pécher. Caïn était libre de ne pas tuer Abel. Nous trouvons des excuses pour nos échecs : ce n’est pas moi, c’est la faute de quelqu’un d’autre ; je n’ai pas pu m’en empêcher. Mais ce sont des excuses. Nous sommes libres et nous en portons la responsabilité.

Mais Hamlet dit : “Il existe une divinité qui façonne nos destinées /Quel que soit l’ébauche que nous lui donnions.” D.ieu est intimement impliqué dans nos vies. En regardant en arrière, dans notre maturité ou nos vieux jours, nous pouvons discerner, à travers la brume du passé, qu’une histoire prenait forme, qu’un destin émergeait progressivement, guidé en partie par des événements hors de notre contrôle. Nous n’aurions pas pu prévoir cet accident, cette maladie, cet échec, cette rencontre impromptue qui nous ont menés dans cette direction. Mais désormais, rétrospectivement, on dirait que nous sommes une pièce d’échec déplacée par une main invisible qui savait exactement où elle devait nous placer.

Ce fut cette vision qui, selon Flavius Josèphe, distinguait les Pharisiens (les architectes de ce que nous appelons le judaïsme rabbinique) des Sadducéens et des Esséniens. Les Sadducéens niaient le destin. Ils disaient que D.ieu n’intervient pas dans nos vies. Les Esséniens attribuaient tout au destin. Ils croyaient que tout ce que nous faisions était prédestiné par D.ieu. Les Pharisiens croyaient à la foi au destin et au libre-arbitre. “D.ieu a jugé bon qu’il y ait une fusion (de la providence divine et du choix humain) et que la volonté de l’homme avec sa vertu et son vice devrait être admise au conseil du destin” (Antiquités, xviii, 1, 3).

Cela n’est à aucun endroit aussi clair que dans la vie de Joseph telle que narrée dans Béréchit, et pas plus que dans la séquence d’événements racontée à la fin de la paracha de la semaine dernière et au début de celle-ci. Sans les actions de Joseph - son interprétation du rêve du maître échanson et sa demande de remise en liberté -, il n’aurait pas quitté la prison. Mais sans intervention divine sous la forme des rêves de Pharaon, cela ne serait pas arrivé non plus. Il s'agit de l’interaction paradoxale entre le destin et le libre arbitre. Tel que Rabbi Akiva dit : “Tout est prévu, mais le libre arbitre est octroyé” (Avot 3:15). Isaac Bashevis Singer l’a dit non sans esprit : “Nous devons croire au libre-arbitre : nous n’avons pas le choix.” Nous et D.ieu sommes les co-auteurs de l’histoire humaine. Sans nos efforts, nous ne pouvons rien accomplir. Mais sans l’aide de D.ieu, nous ne pouvons rien accomplir non plus. Le judaïsme a trouvé une manière simple de résoudre ce paradoxe. Pour le mal que nous faisons, nous en assumons la responsabilité. Pour le bien que nous faisons, nous remercions D.ieu. Joseph est notre mentor. Lorsqu’il est contraint d’agir durement, il pleure. Lorsqu’il raconte à ses frères son succès, il l’attribue à D.ieu. C’est comme cela que nous devons vivre aussi.


[1] En ce qui concerne les rêves de Joseph – étaient-il un signe divin ou le fruit de son imagination ? – c’est une histoire pour un autre moment.


questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Que pouvons-nous apprendre de l’histoire de Yossef dans lequel il est un acteur parfois passif et à d’autres moments particulièrement proactif ? 
  2. Combien de rêves sont décrits dans Béréchit ? Combien de ces rêves sont-ils devenus réalité ? 
  3. À quel point est-il important pour nous d’être capable de voir l’intervention de D.ieu dans nos vies, et de Le remercier ?

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