Deux types de haine 

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Il s’agit d’une loi étrange, presque incompréhensible. Voici comment elle apparaît dans la paracha de cette semaine : 

Souviens-toi de ce que t'a fait Amalek, lors de votre voyage, au sortir de l'Égypte ; comme il t'a surpris chemin faisant, et s'est jeté sur tous tes traînards par derrière. Tu étais alors fatigué, à bout de forces, et lui ne craignait pas D.ieu. Aussi, lorsque l'Éternel, ton D.ieu, t'aura débarrassé de tous tes ennemis d'alentour, dans le pays qu'il te donne en héritage pour le posséder, tu effaceras la mémoire d'Amalek de dessous le ciel : ne l'oublie point.

Deut. 25:17-19

Les israélites avaient deux ennemis à l’époque de Moïse : les égyptiens et les amalécites. Les égyptiens ont asservi les israélites. Ils les ont transformés en une colonie de main-d’œuvre forcée. Ils les ont opprimés. Pharaon leur a ordonné de noyer chaque enfant mâle israélite. Ce fut une tentative de génocide. Mais à propos d’eux, Moïse ordonne : 

N'aie pas en horreur l'Égyptien, car tu as séjourné dans son pays.

Deut. 23:8

Les amalécites n’ont fait pas plus qu’attaquer les israélites une fois[1], une attaque qu’ils repoussèrent avec succès (Ex. 17:13). Mais Moïse ordonne, “Rappelle-toi”, “N’oublie pas”, “Efface le nom.” Dans l’Exode, la Torah dit que “Puisque sa main s'attaque au trône de l'Éternel, guerre à Amalek de par l'Éternel, de siècle en siècle !" (Ex. 17:16). Quelle est la différence ? Pourquoi Moïse a-t-il dit aux israélites en effet de pardonner aux égyptiens mais pas aux amalécites ?

La réponse se trouve en corollaire de l’enseignement dans la Michna :

Tout amour qui est gagé sur une condition, lorsque la condition n’est plus remplie, l’amour s’éteint ; et celui qui n’est gagé sur aucune condition ne s’éteint jamais. Quel est l’amour qui est gagé sur une condition ? C’est l’amour d’Amnon et Tamar. Et celui qui n’est gagé sur aucune condition ? C’est celui de David et Jonathan.

Avot 5:16

Lorsque l’amour est conditionnel, il dure aussi longtemps que la condition existe, mais pas plus. Amnon aimait, ou plutôt désirait Tamar car elle lui était interdite. Elle était sa demi-sœur. Une fois qu’il avait été avec elle, “Amnon conçut ensuite une très grande haine contre elle, et cette haine qu'il lui voua surpassait de beaucoup l'amour qu'il avait éprouvé” (II Sam. 13:15). Mais lorsque l’amour est inconditionnel et irrationnel, il ne cesse jamais. Pour reprendre les paroles de Dylan Thomas, “Bien que les amoureux sont perdus, l’amour ne le sera pas, et la mort n’aura aucun pouvoir.”

Le même principe s’applique à la haine. Lorsque la haine est rationnelle, basée sur une certaine crainte ou une désapprobation qui, justifiée ou non, a une certaine logique, elle peut être raisonnée et éteinte. Mais une haine inconditionnelle et irrationnelle ne peut être raisonnée. Il n’y a rien à faire pour la traiter et la faire cesser. Elle persiste.

Ce fut la différence entre les amalécites et les égyptiens. La haine des égyptiens et leur crainte des israélites n’était pas irrationnelle. Pharaon dit au peuple :

"Voyez, la population des enfants d'Israël surpasse et domine la nôtre. Usons d'expédients contre elle ; autrement, elle s'accroîtra encore et alors, survienne une guerre, ils pourraient se joindre à nos ennemis, nous combattre et sortir de la province."

Ex. 1:9-10

Les égyptiens craignaient les israélites car ils étaient nombreux. Ils constituaient une menace potentielle à la population autochtone. Les historiens nous disent que cela n’était pas sans raison. L’Égypte venait de subir une invasion par les Hyksos, un peuple asiatique avec des noms et des croyances cananéennes qui se sont emparés du delta du Nil lors de la seconde période intermédiaire de l’Égypte des Pharaons. En fin de compte, les Hyksos furent expulsés d’Égypte et toutes les traces de leur présence furent effacées. Mais leur souvenir demeura. Il ne fut pas irrationnel pour les Égyptiens de craindre que les Hébreux soient le même genre de groupe. Ils craignaient les israélites car ils étaient puissants.

(Notez qu’il existe une différence entre “rationnel” et “justifié”. La crainte des égyptiens était ici injustifiée. Les israélites ne voulaient pas conquérir l’Égypte. Au contraire, ils auraient préféré partir. Chaque émotion rationnelle n’est pas justifiée. Ce n’est pas irrationnel d’avoir peur de prendre l’avion après avoir entendu une catastrophe aérienne majeure, malgré le fait que statistiquement, il est plus dangereux de conduire une voiture que d’être passager dans un avion. Le point est simplement qu’une émotion rationnelle mais injustifiée peut, en principe, être guérie au moyen de la raison.)

Précisément, le contraire s’appliquait aux amalécites. Ils attaquèrent les israélites lorsqu’ils étaient “fatigués et faibles”. Ils concentrèrent leur attaque sur ceux qui “traînaient derrière.” Ceux qui étaient faibles et qui traînaient derrière ne représentaient pas de danger. Ce fut une haine irrationnelle, infondée. 

Avec la haine rationnelle, il est possible de raisonner. Par ailleurs, il n’y avait aucune raison pour les égyptiens de craindre les israélites. Ils étaient partis. Ils ne représentaient plus une menace. Mais avec la haine irrationnelle, il est impossible de raisonner. Elle n’a pas de cause, pas de logique. Elle ne peut donc jamais s’en aller. La haine irrationnelle est aussi durable et persistante que l’amour irrationnel. La haine symbolisée par Amalek perdure “à travers toutes les générations.” Tout ce qu’une personne peut faire est de se rappeler et de ne pas oublier, d’être constamment vigilant, et de la combattre dès qu’elle survient, d’où qu’elle vienne.

Il existe une xénophobie rationnelle : la haine et la crainte de l’étranger, celui qui n’est pas comme nous. À l’époque des chasseurs-cueilleurs, il était essentiel d’établir la distinction entre les membres de votre tribu et ceux d’une autre tribu. Il y avait une compétition pour de la nourriture et du territoire. Ce ne fut pas une époque de libéralisme et de tolérance. Il était probable que l’autre tribu vous tue ou vous destitue, si elle en avait l’opportunité. Mais après deux ou trois générations, les nouveaux venus se sont acclimatés et intégrés. Ils étaient perçus comme contribuant à l'économie nationale et ajoutant des richesses et une variété à sa culture. Lorsqu’une émotion comme la crainte des étrangers est rationnelle mais injustifiée, elle finit par s’atténuer avant de disparaître.

L’antisémitisme est différent. Il s’agit du cas typique de la haine irrationnelle. Au Moyen Âge, les juifs étaient accusés d’empoisonner les puits, de répandre la peste et, dans l’une des accusations les plus absurdes - l’accusation de meurtre rituel -, ils étaient soupçonnés de tuer des enfants chrétiens pour utiliser leur sang en vue de pétrir de la matza pour Pessah. Ce fut évidemment impossible, mais cela n’a pas empêché les gens d’y croire.

L’Europe des Lumières, avec son culte de la science et de la raison, était censée mettre une fin à une telle haine. Elle donna à la place naissance à une nouvelle version, l’antisémitisme racial. Au 19e siècle, les juifs étaient haïs parce qu’ils étaient riches et parce qu’ils étaient pauvres ; parce qu’ils étaient capitalistes et parce qu’ils étaient communistes ; parce qu’ils étaient exclusifs et se tenaient à l’écart et parce qu’ils s’inflitraient partout ; parce qu’ils croyaient en une foi ancienne et superstitieuse et parce qu’ils étaient des cosmopolites sans racine qui ne croyaient en rien. L’antisémitisme était l'irrationalité suprême de l'âge de la raison.

Cela donna naissance à un nouveau mythe, Les protocoles des Sages de Sion, une contrefaçon littéraire produite par des membres de la police secrète de la Russie tsariste vers la fin du 19e siècle. Il soutenait que les juifs avaient le contrôle sur toute l’Europe, à l'époque où les pogroms russes de 1881 et les lois antisémites de mai 1882, qui envoya près de trois millions de juifs, sans pouvoir et appauvris, en exil de la Russie vers l’Occident.

La situation dans laquelle les juifs se trouvaient à la fin de ce qui était supposé être le siècle des Lumières et de l’émancipation fut présentée de manière éloquente par Theodor Herzl, en 1897 :

Nous avons sincèrement essayé de nous fondre partout dans les communautés nationales au sein desquelles nous vivons, ne cherchant qu'à conserver la foi de nos pères. Cela ne nous est pas permis. En vain sommes-nous des patriotes loyaux, parfois ultra-loyaux ; en vain faisons-nous les mêmes sacrifices de vie et de biens que nos concitoyens ; en vain nous efforçons-nous d'enrichir la renommée de nos patries dans les arts et les sciences, ou leur richesse par le commerce. Dans nos patries, où nous vivons depuis des siècles, nous sommes encore décriés comme des étrangers, souvent par des hommes dont les ancêtres n’étaient pas encore là à une époque où des soupirs juifs se faisaient entendre depuis longtemps dans le pays… Si on nous laissait en paix… Mais je pense qu’on ne nous laissera pas en paix.

Cela fut profondément choquant pour Herzl. Pas moins choquant que le retour de l’antisémitisme dans des régions du monde d’aujourd’hui, en particulier au Moyen Orient et même en Europe, avec la mémoire vivante de l’Holocauste. Mais la Torah explique pourquoi. La haine irrationnelle ne meurt pas.

Toute hostilité envers les juifs, ou envers Israël en tant qu’État juif, n’est pas irrationnelle, et lorsqu’elle ne l'est pas, elle peut être raisonnée. Mais certaines hostilités sont irrationnelles. Certaines haines sont, même aujourd’hui, une répétition des mythes du passé, depuis l’accusation de meurtre rituel jusqu’aux protocoles. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de nous rappeler et de ne pas oublier ces haines, de les affronter et de nous défendre contre elles.

Amalek ne meurt pas. Mais le peuple juif non plus. Attaqué tant de fois à travers les siècles, il vit toujours, témoignage de la victoire du D.ieu de l’amour sur les mythes et les folies de la haine.


[1] Il y eut bien sûr des attaques ultérieures d’Amalek (incluant, selon la tradition, celles de Bamidbar 21:1) mais le décret visant à détruire Amalek a été publié après la première attaque. was issued after their first attack.


questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Comment la haine irrationnelle peut-elle devenir encore plus dangereuse que la haine rationnelle ?  
  2. Pourquoi pensez-vous qu’il est si important de se rappeler d’Amalek aujourd’hui ?
  3. Pensez-vous que nous soyons confrontés à un genre d’Amalek aujourd’hui ?

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