Deux types de leadership

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Dans la paracha de cette semaine, Moïse expérimente une dépression. Il s'agit du déclin émotionnel le plus important de toute sa carrière en tant que dirigeant. Écoutez ce qu’il dit à D.ieu :

"Pourquoi as-tu rendu ton serviteur malheureux ? Pourquoi n'ai-je pas trouvé grâce à Tes yeux, et m'as-Tu imposé le fardeau de tout ce peuple ? Est-ce donc moi qui ai conçu tout ce peuple, moi qui l'ai enfanté, pour que Tu me dises : Porte-le dans ton sein, comme le nourricier porte le nourrisson… Je ne puis, moi seul, porter tout ce peuple : c'est un fait trop pesant pour moi. Si Tu me destines un tel sort, ah ! Je Te prie, fais-moi plutôt mourir, si j'ai trouvé grâce à Tes yeux ! Et que je n'aie plus cette misère en perspective !"

Nombres 11:11-15

La cause de cette détresse semble tout à fait disproportionnée à son impact. Le peuple a fait ce qu’il a fait maintes fois auparavant. Il s’est plaint. Il dit :

“Il nous souvient du poisson que nous mangions pour rien en Égypte, des concombres et des melons, des poireaux, des oignons et de l'ail. Maintenant, nous sommes exténués, nous manquons de tout : point d'autre perspective que la manne !"

Nombres 11:5-6

Moïse fut confronté à ce genre de plainte à maintes reprises de la part du peuple. Il y a plusieurs situations de ce genre dans le livre de l’Exode, incluant une qui est similaire :

"Que ne sommes-nous morts de la main du Seigneur, dans le pays d'Égypte, assis près des marmites de viande et nous rassasiant de pain, tandis que vous nous avez amenés dans ce désert, pour faire mourir de faim tout ce peuple !"

Ex. 16:3

À ces moments-là, Moïse n’avait pas exprimé un désespoir de cette ampleur. D’habitude, lorsque les dirigeants sont confrontés à des défis répétés, ils en ressortent grandis. Ils apprennent à réagir et à gérer ces situations. Ils développent de la résilience et de la résistance. Ils conçoivent des stratégies de survie. Pourquoi Moïse semble-t-il donc faire le contraire, non seulement ici mais tout au long du livre des Nombres ?

Dans les chapitres qui suivent, Moïse semble manquer de sa détermination inébranlable qu’il avait dans l’Exode. Par moments, comme dans l’épisode des espions, il semble étonnamment passif, laissant aux autres le soin de conduire la bataille. À d’autres moments, il semble perdre le contrôle et devient coléreux, ce qu’un dirigeant ne devrait pas faire. Quelque chose a changé, mais quoi ? Pourquoi la chute, le burnout, le désespoir ?

Une idée fascinante est offerte par le travail innovateur de Prof. Ronald Heifetz, cofondateur et directeur du Centre pour le leadership public du John F. Kennedy School of Government, de l’Université Harvard.[1]

Heifetz fait la distinction entre défis techniques et défis d'adaptation. Un défi technique survient lorsque vous avez un problème et que quelqu’un d’autre a la solution. Vous êtes malade, vous allez chez le médecin qui établit le diagnostic et vous prescrit un remède. Tout ce que vous avez à faire, c’est de suivre les instructions.

Les défis d’adaptation sont différents. Ils surviennent lorsque nous faisons partie du problème. Vous êtes malade, vous allez chez le médecin, et il vous dit : je peux vous donner un remède mais la vérité est que vous avez besoin de changer votre mode de vie. Vous avez un surplus de poids, vous êtes hors de forme, vous dormez trop peu et vous êtes exposé à un excès de stress. Les médicaments ne vous aideront pas jusqu’à ce que vous changiez votre façon de vivre.

Le leadership adaptatif est sollicité lorsque le monde change, les circonstances ne sont plus les mêmes, et ce qui fonctionnait auparavant ne fonctionne plus maintenant. Il n’y a pas de manière rapide d’arranger cela, aucune pilule miracle, aucune instruction simple à suivre. Nous devons changer. Qui plus est, le dirigeant ne peut pas faire cela pour nous. Il doit inspirer, mais nous devons mener à bien ce que l’on entreprend.

La différence fondamentale entre les livres de l’Exode et des Nombres est que dans l’Exode, Moïse est appelé à exercer un leadership technique. Les Israélites sont asservis ? D.ieu envoie des signes, des merveilles, dix plaies et les Israélites sont libres. Ils doivent échapper aux chars de Pharaon ? Moïse lève son bâton et D.ieu ouvre la mer. Ils ont faim ? D.ieu envoie la manne du ciel. Ils ont soif ? D.ieu envoie de l’eau depuis un rocher. Lorsqu’ils ont un problème, le dirigeant, Moïse, avec D.ieu, fournit la solution. Le peuple n’a pas à se démener.

Cependant, dans le livre des Nombres, la situation a changé. Les israélites ont achevé la première phase de leur périple. Ils ont quitté l’Égypte, ont atteint le Sinaï, et ont contracté une alliance avec D.ieu. Ils sont maintenant en route pour la terre promise. Le rôle de Moïse est différent maintenant. Plutôt que d’offrir un leadership technique, il doit offrir un leadership adaptatif. Il doit faire en sorte que le peuple change, exerce sa responsabilité, apprenne à faire des choses pour lui-même tout en ayant confiance en D.ieu, au lieu de compter sur D.ieu pour qu’Il fasse des choses à leur place.

C’est précisément parce que Moïse comprend cela qu’il est dévasté à ce point lorsqu’il voit que le peuple n’a pas changé du tout. Il se plaint encore de la nourriture, presque exactement comme il l’a fait avant la révélation au mont Sinaï, avant son alliance avec D.ieu, avant qu’il ne construise lui-même le Tabernacle, sa première entreprise créatrice collective.

Il doit leur apprendre à s’adapter, mais il ressent, à juste titre, qu’ils sont incapables de changer leur modèle de réponse - le résultat d’années d’esclavage. Ils sont passifs et trop dépendants. Ils ont perdu la capacité d’action automotivée. Comme nous l’avons finalement découvert, cela nécessitera une nouvelle génération, née dans la liberté, pour développer les forces nécessaires à l’auto-gouvernance, condition préalable à la liberté.

Le leadership adaptatif est d’une difficulté intense. Les gens résistent au changement. Ils érigent des barrières contre lui : la première barrière est le déni, la seconde la colère, la troisième le blâme. C’est pour cette raison que le leadership adaptatif est excessivement épuisant sur le plan émotionnel. La plupart des grands dirigeants adaptatifs - parmi eux Lincoln, Gandhi, John F. and Robert Kennedy, Martin Luther King Jr, Anouar Sadat et Yitzhak Rabin - furent assassinés. Leur grandeur fut posthume. C’est seulement de façon rétrospective qu’il furent perçus par leur propre peuple comme des héros. À l’époque, il furent considérés par beaucoup comme une menace pour le statu quo, par ceux qui en étaient confortablement familiers.

Moïse, avec la perspective du plus grand des prophètes, voit tout cela intuitivement. D'où son désespoir et son désir de mourir. Il est bien plus facile d’être un dirigeant technique qu’adaptatif. Il est facile de laisser cela à D.ieu, difficile à réaliser que D.ieu nous appelle à la responsabilité, de devenir Ses partenaires dans l'œuvre de la rédemption.

Bien sûr, la Torah ne s’arrête pas là. Dans le judaïsme, le désespoir n’a jamais le dernier mot. D.ieu réconforte Moïse, lui intimant l’ordre de recruter soixante-dix anciens pour porter avec lui le fardeau du leadership, et lui donner la force de continuer. Le leadership d’adaptation est, pour le judaïsme, la plus haute forme de leadership. C’est ce que les prophètes ont fait. Sans décharger le peuple de sa responsabilité, ils lui donnèrent une vision et de l’espoir. Ils parlèrent de vérités difficiles et ils l’ont fait avec une passion qui a toujours le pouvoir d’inspirer les meilleurs anges de notre nature.

Mais la Torah, avec une honnêteté dévastatrice - jamais autant que dans son récit de la chute temporaire de Moïse -, nous révèle que le leadership adaptatif n’est pas facile, et que ceux qui l’exercent seront confrontés à la colère et à la critique. Ils peuvent sentir qu’ils ont échoué. Mais ils n’ont pas échoué. Moïse demeure le plus grand prophète que le peuple juif ait jamais connu, l’homme qui a façonné presque tout seul les israélites en nation qui n’a jamais renoncé ou laissé place au désespoir.

La difficulté du leadership adaptatif n’a jamais été résumée aussi simplement que dans les paroles de D.ieu au successeur de Moïse, Josué.

Sois ferme et vaillant ! Car c'est toi qui vas mettre ce peuple en possession du pays que j'ai juré à ses ancêtres de lui donner. Mais sois ferme et bien résolu, en t'appliquant à agir conformément à toute la doctrine que t'a tracée Mon serviteur Moïse : ne t'en écarte ni à droite ni à gauche, pour que tu réussisses dans toutes tes voies.

Josué 1:6-7

La première phrase parle du leadership militaire. Josué devait mener le peuple dans sa conquête de la terre. Le deuxième verset parle du leadership spirituel. Josué devait s’assurer que le peuple et lui avaient gardé espoir avec l’alliance qu’ils avaient faite avec D.ieu. Le verset dit que la première nécessite du courage, mais que la deuxième demande un courage exceptionnel. Le changement en a toujours besoin.

Combattre un ennemi est difficile, se battre avec soi-même l’est encore plus. Aider les gens à trouver la force de changer : voilà le plus grand défi du leadership.


[1] Ronald Heifetz, Leadership Without Easy Answers, Harvard University Press; Ronald Heifetz and Marty Linsky, Leadership on the Line, Harvard Business Press; Ronald Heifetz, Marty Linsky and Alexander Glashow, The Practice of Adaptive Leadership: Tools and Tactics for Changing Your Organization and the World, Harvard Business Press.


questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Pourquoi pensez-vous que Moïse ressentait autant de désespoir dans la paracha de cette semaine ? 
  2. Pouvez-vous penser à d’autres exemples de dirigeants adaptatifs dans le Tanakh ? Ont-ils fait preuve de flexibilité et d’intuition à travers le temps ?    
  3. Selon vous, que signifie être un dirigeant adaptatif dans le monde d’aujourd’hui ?

With thanks to the Schimmel Family for their generous sponsorship of Covenant & Conversation, dedicated in loving memory of Harry (Chaim) Schimmel.

“I have loved the Torah of R’ Chaim Schimmel ever since I first encountered it. It strives to be not just about truth on the surface but also its connection to a deeper truth beneath. Together with Anna, his remarkable wife of 60 years, they built a life dedicated to love of family, community, and Torah. An extraordinary couple who have moved me beyond measure by the example of their lives.” — Rabbi Sacks

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