L’éternité et la mortalité

Émor5772, 5785
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Notre paracha commence par une restriction concernant les personnes pour lesquelles un Cohen peut devenir tamé, un mot généralement traduit par impur, souillé, rituellement contaminé. Un prêtre ne peut pas toucher un cadavre ni se trouver sous le toit d’un mort. Il doit rester à l’écart de tout contact rapproché avec un défunt (à l’exception d’un parent proche, défini dans notre paracha comme sa femme, un parent, un enfant, un frère ou une sœur non mariée). La loi pour le Cohen Gadol (Grand Prêtre) est encore plus stricte. Il ne peut pas se rendre rituellement impur, même pour un proche parent, bien que lui comme un prêtre ordinaire puissent le faire pour un Met mitsva, c’est-à-dire une personne défunte n’ayant personne pour s’occuper de son enterrement. Dans un tel cas, l’exigence fondamentale de dignité humaine l’emporte sur l’impératif sacerdotal de pureté.

Ces lois, ainsi que bien d’autres dans Vayikra et Bamidbar – notamment le rituel de la vache rousse, utilisé pour purifier ceux qui ont été en contact avec un mort – sont difficiles à comprendre de nos jours. Elles l’étaient déjà à l’époque des Sages. Rabban Yohanan ben Zakkaï est connu pour avoir dit à ses élèves : « Ce n’est pas que la mort rend impur ni que les eaux [de la vache rousse] purifient. Mais D.ieu dit : J’ai institué un décret et émis une ordonnance, et vous n’avez pas le droit de la transgresser. » L’implication semble être que ces règles n’ont pas de logique. Ce sont purement et simplement des commandements divins.

Ces lois sont en effet déroutantes. La mort rend impur ; mais il en va de même pour l’accouchement (Lév. 12). L’étrange ensemble de phénomènes connus sous le nom de tsara’at, généralement traduit par lèpre, ne correspond à aucune maladie connue, car il s’agit d’un état qui peut affecter non seulement une personne mais aussi des vêtements ou les murs d’une maison (Lév. 13-14). Nous ne connaissons aucune situation médicale correspondant à cela.

Puis vient l’exclusion, dans notre paracha, du service dans le Sanctuaire d’un Cohen présentant un défaut physique – quelqu’un d’aveugle ou boiteux, ayant un nez difforme ou un membre souffrant d’une malformation, une bosse ou une forme de nanisme (Lév. 21:16-21). Pourquoi donc ? Une telle exclusion semble aller à l’encontre du principe suivant :

« L’Éternel ne considère pas ce que l’homme considère : l’homme regarde à l’apparence extérieure, mais l’Éternel regarde au cœur. »

1 Sam. 16:7

Pourquoi l’apparence extérieure devrait-elle affecter la capacité de servir ou non comme prêtre dans la maison de D.ieu ?

Ces décrets revêtent pourtant une logique sous-jacente. Pour les comprendre, il faut d’abord appréhender le concept du sacré. D.ieu est au-delà de l’espace et du temps ; cependant, Il a créé l’espace et le temps ainsi que les entités physiques qui les occupent. D.ieu est donc « caché ». Le mot hébreu pour univers, olam, vient de la même racine que ne’elam, « caché ». Comme le disent les mystiques : la création implique un tsimtsoum, un retrait divin, car sans cela ni l’univers ni les êtres humains ne pourraient exister. À chaque instant, l’infini anéantirait le fini.

Mais si D.ieu était complètement et définitivement caché du monde physique, ce serait comme s’Il était absent. Du point de vue humain, il n’y aurait aucune différence entre un D.ieu inconnu et un D.ieu inexistant. C’est pourquoi D.ieu a institué le sacré comme le point où l’Éternel entre dans le temps et l’Infini dans l’espace. Le temps sacré est le Chabbat. L’espace sacré était le Tabernacle, et plus tard, le Temple.

L’éternité de D.ieu contraste de manière absolue avec notre mortalité. Tout ce qui vit mourra un jour. Tout ce qui est physique finira par s’éroder et disparaître. Même le soleil, et l’univers lui-même, s’éteindront un jour. D’où la délicatesse et le danger extrêmes du Tabernacle ou du Temple, ce point où Ce-qui-est-au-delà-du-temps-et-de-l’espace entre dans le temps et l’espace. Comme la matière et l’antimatière, la combinaison du spirituel pur et du physique manifeste est explosive et doit être protégée. Tout comme une expérience scientifique hautement sensible doit être conduite sans la moindre contamination, l’espace sacré devait être préservé de toute condition évoquant la mortalité.

Il ne faut donc pas comprendre la touma comme une « souillure », comme s’il y avait quelque chose de mauvais ou en relation avec la faute à ce sujet. La touma concerne la mortalité. La mort évoque la mortalité, mais il en va de même pour la naissance. Une maladie de peau comme la tsara’at nous fait prendre fortement conscience du corps. Il en va de même pour une caractéristique physique inhabituelle comme un membre difforme. Même une moisissure sur un vêtement ou un mur est un symptôme de décomposition physique. Il n’y a rien de moralement répréhensible dans ces choses, mais elles attirent notre attention sur le physique et sont donc incompatibles avec l’espace sacré du Tabernacle, consacré à la présence du non-physique, à l’Infini éternel qui ne meurt ni ne se décompose.

Il existe un exemple frappant de cela au début du livre de Job. En une série d’épreuves dévastatrices, Job perd tout : ses troupeaux, ses biens, ses enfants. Pourtant, sa foi demeure intacte. Satan propose alors de soumettre Job à une épreuve encore plus grande, en couvrant son corps de plaies (Job 1-2). La logique semble absurde. Comment une maladie de peau pourrait-elle être une plus grande épreuve de foi que la perte de ses enfants ? Ce n’est pas le cas. Mais ce que le livre suggère, c’est que lorsque nous sommes physiquement affligés, il peut être difficile, voire impossible, de se concentrer sur la spiritualité. Cela n’a rien à voir avec la vérité ultime et tout à voir avec l’esprit humain. Comme le dit Maïmonide, on ne peut pas méditer sur la vérité lorsque l’on a faim ou soif, lorsque l’on est sans abri ou malade (Guide des égarés 3:27).

Le bibliste James Kugel a récemment publié un livre intitulé In the Valley of the Shadow, sur son expérience du cancer. Les médecins lui ayant annoncé qu’il n’avait probablement pas plus de deux ans à vivre (il a heureusement guéri), il décrit l’expérience d’apprendre soudainement l’imminence de la mort. Il dit : « la musique de fond s’est arrêtée. » Par « musique de fond », il entendait ce sentiment d’être partie intégrante du flot continu de la vie. Nous savons tous que nous mourrons un jour. Mais la plupart du temps, nous nous sentons faire partie de la vie et d’un temps qui ne s’arrêtera jamais (Platon décrivait le temps comme une image mouvante de l’éternité). C’est la conscience de la mort qui nous détache de ce sentiment, nous séparant du reste de la vie comme à travers un écran.

Kugel écrit aussi : « Quand ils voient quelqu’un ravagé par la chimiothérapie, la plupart des gens ont tendance à garder leurs distances. » Il cite le Psaume 38:12 :

« Mes amis et mes compagnons s’éloignent de mon malheur ; ceux qui me sont proches se tiennent à distance. »

Psaume 38:12

Bien que les réactions physiques à la chimiothérapie soient très différentes d’une maladie de peau ou d’une anomalie corporelle, elles ont tendance à susciter le même sentiment chez l’autre, en partie lié à la pensée : « Cela pourrait m’arriver. » Elles nous rappellent les « mille douleurs naturelles dont la chair est héritière »[1].

C’est cela, la logique – si tant est que le mot convienne – de la touma. Elle n’a rien à voir avec la rationalité, et tout à voir avec l’émotion (Rappelons la remarque de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ignore. »). Touma ne signifie pas souillure, mais désigne plutôt ce qui détourne de l’éternité et de l’infini, en nous rendant douloureusement conscients de la mortalité, du fait que nous sommes des êtres physiques dans un monde physique.

Ce que le Tabernacle représentait dans l’espace, et le Chabbat dans le temps, était profondément radical. Il n’était pas rare, dans le monde antique, ni dans certaines religions actuelles, de croire que tout ici-bas est mortel. Ce n’est qu’au Ciel ou dans l’au-delà que nous rencontrons l’immortalité. C’est pourquoi tant de religions, en Orient comme en Occident, s’orientaient vers un autre monde.

Dans le judaïsme, la sainteté existe dans ce monde, malgré le fait qu’il soit limité par l’espace et le temps. Mais la sainteté, comme l’antimatière, doit être soigneusement isolée. D’où la rigueur des lois du Chabbat d’une part, du Temple et de sa prêtrise d’autre part. Le sacré est le point où le ciel et la terre se rencontrent ; où, par une concentration intense et une absence totale de préoccupations terrestres, nous ouvrons l’espace et le temps à la perception de la présence de D.ieu, qui est au-delà de l’espace et du temps. C’est une intuition d’éternité au cœur même de la vie, qui nous permet, dans nos moments les plus saints, de nous sentir faire pleinement partie de quelque chose qui ne meurt pas. Le sacré est l’espace dans lequel nous rachetons notre existence de la contingence pure et simple, et où nous savons que nous sommes portés dans les « bras éternels » (Deut. 33:27) de D.ieu.


[1] Tiré du fameux monologue de William Shakespeare (Hamlet, Acte III, Scène I)



questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Comment créer des « espaces sacrés » dans nos foyers et nos vies, où nous pouvons nous concentrer sur ce qui compte le plus ?
  2. Comment honorer à la fois les besoins physiques et les aspirations spirituelles dans la vie familiale ?
  3. Quel lieu ou quel moment vous fait vous sentir le plus proche de D.ieu ? Qu’est-ce qui compte le plus ?
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