Campements et voyages

ויקהל-פקודי

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À la toute fin du livre de Chémot, il y a une difficulté textuelle si minime qu’il est facile d’y passer à côté ; pourtant – comme l’interprète Rachi – elle contient l’un des grands indices sur la nature de l’identité juive : il s’agit là d’un témoignage émouvant du défi unique d’être juif.

D’abord, le contexte. Le Tabernacle est enfin terminé. Sa construction a nécessité bien des chapitres pour être racontée. Aucun autre événement des années passées dans le désert n'a été rapporté avec autant de détails. Maintenant, le premier jour de Nissan, exactement un an après que Moïse ait ordonné au peuple de commencer ses préparatifs pour l'Exode, il assemble les poutres, les tentures, met en place les meubles et les ustensiles. Il y a un parallélisme indéniable entre les mots utilisés par la Torah pour décrire l’achèvement du travail par Moïse et ceux utilisés pour décrire l’œuvre de Dieu lors du septième jour de la Création : 

“Et D.ieu acheva [vayékhal] au septième jour l’œuvre [melakhto] qu’il avait faite.”

Genèse 2:2-3

“Et Moïse acheva [vayékhal] l’œuvre [hamelakha].”

Ex. 40:34

Le verset suivant dans Pékoudé énonce le résultat :

“Alors la nuée couvrit la Tente d'assignation, et la gloire du Seigneur remplit le Tabernacle.”

Le sens est à la fois clair et révolutionnaire. La création du Tabernacle par les Israélites est censée représenter un parallèle humain à la création divine de l'univers. En créant le monde, D.ieu a fondé une maison pour l'humanité. En construisant le Tabernacle, l’humanité a créé une maison pour D.ieu.

D’un point de vue humain, D.ieu remplit l’espace que nous préparons pour Sa présence. Sa gloire existe là où nous renonçons à la nôtre. Ce que nous raconte l’infini détail de la construction, c’est que tout au long du processus, les Israélites obéissaient aux instructions de D.ieu plutôt que d’improviser les leurs. Le domaine spécifique appelé « le Saint » est celui où nous rencontrons D.ieu selon Ses termes, et non les nôtres. Pourtant, il s’agit aussi de la manière de D.ieu de conférer de la dignité à l’humanité. Nous bâtissons Sa maison afin qu’Il puisse remplir ce que nous avons construit. Dans les mots d’un film célèbre : « Si tu le construis, il viendra. »

Béréchit commence avec D.ieu créant le cosmos. Chémot se termine par des êtres humains créant un microcosme, un univers miniature et symbolique. Ainsi, toute la narration de la Genèse-Exode forme une vaste unité qui commence et se termine par le concept d’un espace rempli par D.ieu, avec cette différence : au commencement, le travail est fait par D.ieu-le-Créateur. À la fin, il est fait par l’homme-et-la-femme-les-créateurs. Toute cette histoire complexe s’articule autour d’un thème central : le transfert du pouvoir et de la responsabilité de la création depuis le ciel vers la terre, de D.ieu vers l’image-de-D.ieu incarnée par l’humanité.

Voilà pour le contexte. Cependant, les derniers versets du livre nous parlent de la relation entre les Nuées de gloire et le Tabernacle. Nous nous rappelons que le Tabernacle n’était pas une structure fixe. Il était conçu de manière à être portatif. Il pouvait être rapidement démonté et ses parties transportées lorsque les Israélites se rendaient à la prochaine étape de leur voyage. Lorsque vint le moment pour les Israélites de partir, les Nuées se déplacèrent de leur lieu de repos dans la Tente d'assignation à une position à l’extérieur du camp, signalant la direction qu’ils devaient maintenant prendre. Voici comment la Torah le décrit :

“Lorsque les Nuées s’élevèrent au-dessus du Tabernacle, les Israélites partirent dans toutes leurs marches ; mais si les Nuées ne s'élevaient pas, ils ne partaient pas jusqu’au jour où elles s’élevaient. Ainsi, les Nuées du Seigneur étaient sur le Tabernacle le jour, et il y avait du feu dans les Nuées la nuit, à la vue de toute la maison d'Israël dans toutes leurs marches.”

Ex. 40:36-38

Il y a une petite différence, mais significative, entre les deux occurrences de l’expression bekhol mass’ehem « dans tous leurs voyages ». Dans la première, les mots doivent être pris au sens littéral. Lorsque les Nuées de gloire s’élevaient et se déplaçaient en avant, les Israélites savaient qu’ils étaient sur le point de voyager.

Cependant, dans la seconde occurrence, ces mots ne peuvent pas être pris littéralement. Les Nuées n'étaient pas au-dessus du Tabernacle pendant tous leurs voyages. Au contraire : elles étaient là uniquement lorsque les Israélites s'arrêtaient et montaient leur campement. Pendant les déplacements, les Nuées se déplaçaient en avant.

En notant cela, Rachi fait le commentaire suivant :

Un endroit où ils campaient est aussi appelé massa, “un voyage”… Parce que du lieu du campement, ils se remettaient toujours en route pour un nouveau voyage, c’est pourquoi ils sont tous appelés “voyages.”

Commentaire de Rachi sur Exode 40:38

Le point est linguistique, mais le message est loin d’être anodin. Rachi a résumé en quelques mots – « un endroit où ils campaient est aussi appelé un voyage » – la vérité existentielle au cœur de l’identité juive. Tant que nous n'avons pas atteint notre destination, même un lieu de repos est encore appelé un voyage – parce que nous savons que nous ne sommes pas là pour toujours. Il y a encore du chemin à parcourir.

Dans les mots du poète Robert Frost :

Les bois sont beaux, sombres et profonds.
Mais j’ai des promesses à tenir,
Et des kilomètres à parcourir avant de dormir.[1]

Être juif, c’est voyager, et savoir que là où nous sommes n’est qu’un simple lieu de repos, pas encore un foyer. Cette idée n’est pas définie par le fait que nous sommes ici, mais par la connaissance qu’en fin de compte – demain, dans une semaine, une année, un siècle, parfois même un millénaire – nous devrons avancer. Ainsi, le Tabernacle portatif, plus encore que le Temple à Jérusalem, est devenu le symbole de la vie juive.

Pourquoi cela ? Parce que les dieux du monde antique étaient des dieux d’un lieu : Sumer, Memphis, Moab, Édom. Ils avaient un domaine spécifique. La théologie était liée à la géographie. Ici, dans ce lieu saint, magnifié par un ziggourat ou un temple, les dieux de la tribu ou de l’État régnaient et exerçaient leur pouvoir sur la ville ou l’empire. Quand Pharaon dit à Moïse : « Qui est le Seigneur pour que je Lui obéisse et laisse partir Israël ? Je ne connais pas le Seigneur et je ne laisserai pas Israël partir » (Exode 5:2), il entend : « Ici, je suis le pouvoir souverain. L’Égypte a ses propres divinités. Dans leurs frontières, eux seuls règnent, et ils m’ont délégué ce pouvoir, leur représentant terrestre. Il peut bien y avoir un D.ieu d'Israël, mais Son pouvoir et Son autorité ne s’étendent pas à l’Égypte. » La souveraineté divine est comme la souveraineté politique. Elle a des frontières. Elle a une localisation spatiale. Elle est délimitée par un endroit sur la carte.

Avec Israël, une vieille/nouvelle idée (qui remonte, selon la Torah, à Adam, Caïn, Abraham et Jacob, tous ayant souffert de l'exil) renaît : D.ieu, étant partout, peut être trouvé partout. Il est ce que Morris Berman appelle le « D.ieu errant »[2]. Juste comme dans le désert, Ses Nuées de gloire accompagnaient les Israélites dans leur long et sinueux voyage, les rabbins diront : « Lorsque Israël est allé en exil, la Présence divine s’en est allée avec eux » [3]. D.ieu ne peut être confiné à un lieu spécifique. Même en Israël, Sa présence parmi le peuple dépendait de leur obéissance à Sa parole. D’où l'absence de toute sécurité physique, de la certitude d’être là-et-rester. Comme David le dit :

J’avais dit en ma quiétude,

‘Jamais je ne chancellerai.'

… mais Tu as caché Ton visage

J’ai été consterné !

Psaume 30

La sécurité n’appartient pas au lieu mais à la personne, pas à un emplacement physique à la surface de la terre, mais à un emplacement spirituel dans le cœur humain.

Si quelque chose est responsable de la force inégalée de l'identité juive à travers les longs siècles où les Juifs étaient dispersés à travers le monde, c’est bien le concept auquel les Juifs et le judaïsme ont donné le nom de galout, l'exil. Unique parmi les nations du monde antique ou moderne, avec peu d’exceptions, ils ne se sont ni convertis à la foi dominante, ni assimilés à la culture dominante. La seule raison en est qu’ils n’ont jamais pris un lieu particulier pour une maison, un emplacement temporaire pour une destination ultime. « Aujourd’hui, nous sommes ici », disent-ils au début du Seder, « mais l’année prochaine, dans le pays d’Israël.

Dans la loi juive, celui qui loue une maison hors d’Israël est obligé de fixer une mézouza uniquement après trente jours[4]. Jusqu’à ce moment, cela n'est pas encore considéré comme un lieu de résidence. Ce n’est qu'après trente jours que cela devient, de facto, une maison. En Israël, cependant, celui qui loue une maison est immédiatement obligé, michoum yichouv Erets Israël, « en raison du commandement de s'établir en terre d'Israël. » Hors d'Israël, la vie juive est un chemin, un parcours, une route. Même un campement, un lieu de repos, est toujours appelé un voyage.

Dans ce contexte, un détail se distingue dans la longue liste des instructions concernant le Tabernacle. Il s'agit de l'Arche dans laquelle étaient conservées les tables de la Loi que Moïse avait rapportées de la montagne, rappels permanents de l'alliance de D.ieu avec Israël. Sur les côtés de l'Arche se trouvaient des anneaux en or, deux de chaque côté, dans lesquels étaient insérées des poteaux ou des bâtons afin que l'Arche puisse être portée lorsque le moment viendrait pour les Israélites de partir (Exode 25:12-14). La Torah ajoute la condition suivante :

Les poteaux doivent rester dans les anneaux de cette Arche ; ils ne doivent pas être retirés.

Exode 25:15

Pourquoi cela ? Le rabbin Samson Raphaël Hirsch expliqua que l'Arche devait être prête en permanence lorsque le besoin se ferait sentir pour les Israélites de voyager. Pourquoi cela ne s'appliquerait-il pas aux autres objets du Tabernacle, tels que l'autel et la Ménora ? Hirsch dit que cela est pour montrer que la Torah n'était pas limitée à un endroit précis[5]. Et il en fut ainsi. Pour reprendre la célèbre expression de Heinrich Heine, la Torah devint « la patrie portable du Juif ». À travers l'histoire, les Juifs se retrouvèrent dispersés parmi les nations, ne sachant jamais quand ils seraient forcés de partir trouver un nouveau foyer. Si l’on ne considère que le quinzième siècle, les Juifs furent expulsés de Vienne et Linz en 1421, de Cologne en 1424, d'Augsbourg en 1439, de Bavière en 1442, de Moravie en 1454, de Pérouse en 1485, de Vicence en 1486, de Parme en 1488, de Milan et Lucques en 1489, d'Espagne en 1492 et du Portugal en 1497[6].

Comment ont-ils survécu, leur identité intacte, leur foi, bien que mise à rude épreuve, toujours forte ? Parce qu'ils croyaient que D.ieu était avec eux, même en exil. Parce qu'ils étaient soutenus par le verset des Psaumes (23:4) : « Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi. » Parce qu'ils avaient toujours la Torah, l'alliance inaltérable de D.ieu, avec Sa promesse que « malgré cela, lorsqu'ils seront dans la terre de leurs ennemis, Je ne les rejetterai pas, ni ne les abhorrerai pour les détruire entièrement, brisant ainsi Mon alliance avec eux. Je suis le Seigneur leur D.ieu » (Lévitique 26:44). Parce qu'ils étaient un peuple habitué à voyager, sachant que même un campement n'est qu'une habitation temporaire.

Emil Fackenheim, le théologien distingué, était un survivant de l'Holocauste. Né à Halle en Allemagne en 1916, il fut arrêté lors de la nuit de Cristal et interné au camp de concentration de Sachsenhausen, d'où il réussit finalement à s'échapper. Il se souvint d'un tableau accroché dans la maison de ses parents lorsqu'il était enfant :

Ce n'était pas notre style de tableau... car ce qu'il représentait n'était pas une expérience germano-juive : des Juifs fuyant un pogrom. Pourtant, il me bouleversa profondément, et je m'en souviens bien. Les Juifs fuyant sur l'image sont de vieux hommes barbus, terrifiés, mais pas au point de laisser derrière eux ce qui leur est le plus précieux. Du point de vue des antisémites, ces Juifs auraient sans doute serré dans leurs bras des sacs d'or. En réalité, chacun d'eux porte un rouleau de Torah.

Emil Fackenheim, What Is Judaism ? (New York : Macmillan, 1987), p. 60.

Rien dans l'histoire ne ressemble à cette prédisposition juive à voyager, à aller de l'avant, accompagnés de rien sinon la parole divine, la promesse, l'appel, la foi en une destination ultime. C'est ainsi que l'histoire juive a commencé, avec l'appel de D.ieu à Abraham de quitter sa terre, son pays natal et la maison de son père (Genèse 12:1). C'est ainsi que l'histoire juive a continué pendant la majorité des quatre mille ans. En dehors d'Israël, la seule sécurité des Juifs était la foi elle-même et son souvenir éternel la Torah, la lettre d'amour de D.ieu au peuple juif, Son lien inaltérable. Durant tous ces siècles, bien qu'ils aient été moqués comme étant « le Juif errant »[7], ils devinrent le témoignage vivant de la potentialité de la foi au milieu de l'incertitude, et du D.ieu qui rendait cette foi possible, le D.ieu omniprésent, symbolisé par le Tabernacle, Sa maison portable.

Lorsque le moment vint pour les Juifs de faire un dernier voyage, vers la terre d'abord promise à Abraham et que Moïse passa sa vie à voyager vers elle, ils le firent sans hésitation ni réserve. Des scènes d'adieux se répétèrent encore et encore pendant les années 1948-51, lorsque, les unes après les autres, les communautés juives des pays arabes – le Maghreb, l'Irak, le Yémen – dirent adieu à des foyers où elles avaient vécu pendant des siècles et partirent pour Israël. Ces communautés savaient que ces maisons n'étaient que des campements, des étapes d'un voyage dont la destination ultime se trouvait ailleurs.

En 1990, le Dalaï-lama, qui vivait en exil du Tibet depuis 1951, invita un groupe de chercheurs juifs à lui rendre visite au nord de l’Inde. Réalisant que ses disciples et lui pourraient avoir à passer de nombreuses années en exil avant de pouvoir revenir, il se posa la question suivante : comment un mode de vie pouvait se maintenir loin de chez soi ? Il réalisa qu'un groupe plus que tout autre avait fait face à ce problème et l'avait résolu : les Juifs. Il se tourna donc vers eux pour obtenir des conseils[8].

Que la réponse juive – qui concerne la foi dans le D.ieu de l'histoire – soit applicable au bouddhisme est une question qui se pose, mais la rencontre n’en fut pas moins fascinante, car elle montrait que même le Dalaï-lama, dirigeant d'un groupe très éloigné du judaïsme, reconnaissait qu'il y avait quelque chose d'inégalé dans la capacité juive à rester fidèle aux termes de son existence malgré la dispersion, n'ayant jamais perdu la foi qu'un jour, les exilés retourneraient sur leur terre.

Comment et pourquoi cela s'est-il produit ? La réponse est contenue dans ces simples mots de Rachi à la fin de l'Exode. Même lorsqu'ils étaient au repos, les Juifs savaient qu'ils devraient un jour déraciner leurs tentes, démonter le Tabernacle et repartir. « Même un campement est appelé un voyage. » Un peuple qui ne cesse de voyager est un peuple qui ne vieillit jamais, qui ne devient ni dépassé ni indifférent. Il peut vivre ici et maintenant, mais il est toujours conscient du passé lointain et de l'avenir encore prometteur.

Mais j'ai des promesses à tenir

et des kilomètres à parcourir avant de dormir. 


[1] “Stopping by Woods on a Snowy Evening,” dans The Poetry of Robert Frost (London: Vintage, 2001), p. 224-225.

[2] Morris Berman, Wandering God: A Study in Nomadic Spirituality (State University of New York Press, 2000).

[3] Méguila 29a; Sifré, Nombres, p. 161.

[4] Yoré Déa 286:22.

[5] Le Pentateuque traduit avec les commentaires de Samson Raphaël Hirsch (Gateshead: Judaica Press, 1982), 2:43-35.

[6] Paul Johnson, A History of the Jews (Weidenfeld and Nicolson, 1982), 2:434-435.

[7] Voir Galit Hasan-Rokem et Alan Dundes, The Wandering Jew: Essays in the Interpretation of a Christian Legend (Bloomington: Indiana University Press, 1986).

[8] L’histoire complète de cette rencontre est rapportée dans le livre de Roger Kamenetz, The Jew in the Lotus (HarperOne, 2007).


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  1. Quelles traditions déplaçables votre famille porte-t-elle avec vous, peu importe où vous vivez ?
  2. Pourquoi pensez-vous que « être en mouvement » inspire la résilience ?
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