Une des raisons pour lesquelles la religion a survécu à l’époque contemporaine malgré quatre siècles de sécularisation est qu’elle répond aux trois questions qu’un être humain réfléchi se posera à un moment dans sa vie : Qui suis-je ? Pourquoi suis-je là ? Et comment dois-je vivre ?
Ces questions ne peuvent pas être résolues par les quatre grandes institutions de l’Occident : la science, la technologie, l’économie de marché et l’État démocratique libéral. La science nous révèle le comment, mais pas le pourquoi. La technologie nous donne du pouvoir, mais ne peut pas nous dire comment l’utiliser. Le marché nous donne des choix, mais ne nous dit pas quels choix faire. Par principe, l'État démocratique libéral s’abstient de promouvoir un mode de vie plutôt qu’un autre. Le résultat est que la culture contemporaine nous offre une batterie illimitée de possibilités, mais ne nous dit pas qui nous sommes, pourquoi nous sommes ici et la façon dont nous devrions vivre.
Pourtant, ce sont des questions fondamentales. La première question de Moïse à D.ieu, lors de leur première rencontre au buisson ardent, était “Qui suis-je ?” (Exode 3:11). Le sens littéral du verset est une question rhétorique : qui suis-je pour entreprendre la tâche extraordinaire de mener tout un peuple à la liberté ? Mais au-delà du sens littéral se trouvait une sincère question d’identité. Moïse avait été élevé par une princesse égyptienne, la fille de Pharaon. Lorsqu’il sauva les filles de Jethro des bergers locaux de Midian, elles retournèrent et dirent à leur père : “Un homme égyptien nous a sauvées.” Moïse avait l’allure et la manière de parler d’un égyptien.
Il maria ensuite Tsipora, l’une des filles de Jethro, et vécut tel un berger midianite pendant des décennies. La chronologie n’est pas tout à fait claire, mais puisqu’il était plutôt un jeune homme lorsqu’il alla à Midian et qu’il avait quatre-vingt ans lorsqu’il commença à diriger les israélites, il passa la plupart de sa vie adulte avec son beau-père midianite, à s’occuper de son troupeau. Ainsi, lorsqu’il demanda à D.ieu “Qui suis-je ?”, il y avait une question sincère qui se cachait derrière. Suis-je un égyptien, un midianite ou un juif ?
De par son éducation, il était égyptien, de par son expérience, il était midianite. Mais c’est son ascendance qui s’avéra décisive. Il était le descendant d’Abraham, l’enfant d’Amram et de Yo’heved. Lorsqu’il posa à D.ieu sa deuxième question, “Qui es-Tu ?” D.ieu lui dit d’abord, “Je suis l'Être invariable" (Exode 3:14). Puis il lui donna une seconde réponse :
Parle ainsi aux enfants d'Israël : “L'Éternel, le D.ieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, m'envoie vers vous.’ Tel est Mon nom à jamais, tel sera mon attribut dans tous les âges.”
Ex. 3:15
Il y a ici un double sens. En surface, D.ieu disait à Moïse ce qu’il fallait dire aux israélites lorsqu’ils demandèrent “Qui t’as envoyé ?” Mais, de manière plus profonde, la Torah nous parle de la nature de l’identité. La réponse à la question “Qui suis-je ?” n’est pas simplement une question qui a trait à mon lieu de naissance, à l’endroit où j’ai passé mon enfance ou ma vie adulte, ou au pays où je suis citoyen. La réponse ne s’articule pas non plus par ce que je fais dans la vie, ou autour de mes centres d’intérêts et de mes passions. Ces choses concernent d'où je viens et ce que je suis, mais pas qui je suis.
La réponse de D.ieu – je suis le D.ieu de tes pères – offre des propositions fondamentales. D’abord, l’identité se transmet par la généalogie : qui étaient mes parents, qui étaient leurs parents et ainsi de suite. Cela n’est pas toujours vrai. Il y a des enfants adoptés. Il y a des enfants qui coupent sciemment les ponts avec leurs parents. Mais pour la plupart d’entre nous, l’identité repose sur le fait de découvrir l’histoire de nos ancêtres ; ce qui, dans le cas des juifs, compte tenu des bouleversements sans commune mesure de la vie juive, est presque toujours un récit fait d’épopées, de courage, de souffrance ou de fuite face aux souffrances, et de réelle endurance.
Ensuite, la généalogie elle-même raconte une histoire. Juste après avoir dit à Moïse de dire au peuple qu’il avait été envoyé par le D.ieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, D.ieu continua :
Va rassembler les anciens d'Israël et dis-leur : ‘L'Éternel, D.ieu de vos pères, D.ieu d’Abraham, d'Isaac et de Jacob, m'est apparu en disant : J'ai fixé mon attention sur vous et sur ce qu'on vous fait en Égypte et J'ai résolu de vous faire monter, du servage de l'Égypte, au territoire du Cananéen, du Héthéen, de l'Amorréen, du Phérézéen, du Hévéen et du Jébuséen, contrée ruisselante de lait et de miel.
Ex. 3:16-17
Ce n’était pas simplement le fait que D.ieu était le D.ieu de leurs ancêtres. Il était également le D.ieu qui a fait certaines promesses : qu’Il les amènerait de l’esclavage à la liberté, de l’exil à la Terre promise. Les israélites faisaient partie d’un récit qui s’étendait sur une longue période. Ils faisaient partie d’une histoire inachevée, et D.ieu s’apprêtait à écrire le prochain chapitre.
Qui plus est, lorsque D.ieu dit à Moïse qu’il était le D.ieu des ancêtres des israélites, Il ajouta : “C’est Mon nom éternel, c’est comme cela qu’on se souviendra [zikhri] de Moi de génération en génération.” D.ieu disait ici qu’il se trouve au-delà du temps – “C’est Mon nom éternel” – mais lorsqu’il s’agit de compréhension humaine, Il vit parmi le temps, “de génération en génération.” La manière dont Il s’y prend s’effectue par la transmission de la mémoire : “c’est comme cela qu’on se souviendra de Moi.” L’identité n’est pas uniquement une question de qui étaient mes parents. Il est également question de ce dont ils se souvenaient et ce qu'ils me transmirent. L’identité personnelle est façonnée par la mémoire individuelle. L’identité de groupe est formée par la mémoire collective.[1]
Tout ceci ne constitue qu’un prélude à une loi remarquable dans notre paracha du jour. Elle nous révèle que les prémices devaient être apportées à “l’endroit choisi par D.ieu”, soit Jérusalem. Elles devaient être remises au prêtre, et chacun devait faire la déclaration suivante :
“Enfant d'Aram, mon père était errant, il descendit en Égypte, y vécut étranger, peu nombreux d'abord, puis y devint une nation considérable, puissante et nombreuse. Alors les égyptiens nous traitèrent iniquement, nous opprimèrent, nous imposèrent un dur servage. Nous implorâmes l'Éternel, D.ieu de nos pères ; et l'Éternel entendit notre plainte, il considéra notre misère, notre labeur et notre détresse, et il nous fit sortir de l'Égypte avec une main puissante et un bras étendu, en imprimant la terreur, en opérant signes et prodiges ; et il nous introduisit dans cette contrée, et il nous fit présent de cette terre, une terre où ruissellent le lait et le miel. Or, maintenant j'apporte en hommage les premiers fruits de cette terre dont tu m'as fait présent, Seigneur !" Tu les déposeras alors devant l'Éternel, ton D.ieu, et tu te prosterneras devant Lui.”
Deut. 26:5-10
Nous connaissons ce passage car, au moins depuis l’époque du deuxième Temple, il fait partie intégrante de la Haggada, le récit que nous racontons à la table du Séder. Notez qu’il devait originellement être récité lors de la récolte des prémices qui n’était pas à Pessa’h, mais plutôt à Chavouot.
Ce qui rend cette loi remarquable, c’est la chose suivante : en célébrant la terre et ses produits, nous nous attendrions à parler au D.ieu de la nature. Mais ce texte ne traite pas de la nature. Il traite de l’histoire. Il s’agit d’un ancêtre lointain, un “araméen errant”, c’est l’histoire de nos ancêtres. C’est un récit qui explique les raisons pour lesquelles je suis là, et les raisons pour lesquelles le peuple à qui j’appartiens est ainsi et là où il est. Il n’y avait rien de tel dans l’Antiquité, et il n’y a rien de tel aujourd’hui. Tel que Yossef Haïm Yerouchalmi l’a dit dans son livre classique Zakhor[2], les juifs furent le premier peuple à voir D.ieu dans l’Histoire, le premier à percevoir un sens fondamental dans l’Histoire, et le premier à faire de la mémoire un devoir religieux.
C’est la raison pour laquelle l’identité juive s’est avérée être la plus audacieuse que le monde ait jamais connu : la seule identité à s'être maintenue par une minorité disséminée à travers le monde pendant deux mille ans, qui a finalement ramené les juifs en terre d’Israël, transformant l’hébreu, la langue de la Bible, en une langue vivante après de nombreux siècles où elle était uniquement utilisée pour la poésie et la prière. Nous sommes notre mémoire, et la déclaration des prémices était une manière de s’assurer que les juifs n’oublieraient jamais.
Ces dernières années, une série de livres est apparue aux États-Unis. Cette série se demande si l’histoire américaine est toujours racontée et enseignée aux enfants, si elle offre un cadre qui parle à tous ses citoyens, rappelant aux générations à venir des combats qui ont dû être menés pour qu’il y ait “une nouvelle naissance de la liberté”, et les vertus nécessaires pour assurer la continuité de la liberté.[3] Le sentiment de crise est palpable dans chacune de ces œuvres, et bien que les auteurs aient des visions politiques différentes, leur thèse est plus ou moins la même : si vous oubliez l’histoire, vous perdrez votre identité. C’est un équivalent national de la maladie d’Alzheimer. Nous sommes notre mémoire, et dans le cas de l’Occident, un manque de mémoire collective pose un réel danger à l’avenir de la liberté.
Les juifs ont raconté l’histoire de notre identité depuis plus longtemps, et de manière plus dévouée que tout autre peuple qui existe. C’est ce qui rend l’identité juive si riche et retentissante. À une époque où la mémoire des ordinateurs et des smartphones a crû à grande vitesse, des kilobytes aux mégabytes et gigabytes, et où la mémoire humaine est devenue si réduite, il y a un message juif important à l’humanité dans son ensemble. Vous ne pouvez pas déléguer la mémoire aux machines. Vous devez la renouveler régulièrement et l’enseigner à la prochaine génération. Winston Churchill a dit : “Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur”.[4] En d’autres termes, ceux qui racontent l’histoire de leur passé ont déjà commencé à construire l’avenir de leurs enfants.
[1] Les œuvres classiques de mémoire de groupe et d’identité sont Maurice Halbwachs, On Collective Memory, University of Chicago Press, 1992, et Jacques le Goff, History and Memory, Columbia University Press, 1992.
[2] Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor: Jewish History and Jewish Memory. University of Washington Press, 1982. See also Lionel Kochan, The Jew and His History, London, Macmillan, 1977.
[3] Les plus importantes sont Charles Murray, Coming Apart, Crown, 2013; Robert Putnam, Our Kids, Simon and Shuster, 2015; Os Guinness, A Free People’s Suicide, IVP, 2012; Eric Metaxas, If You Can Keep It, Viking, 2016; and Yuval Levin, The Fractured Republic, Basic Books, 2016.
[4] Chris Wrigley, Winston Churchill: a biographical companion, Santa Barbara, 2002, xxiv.
Pourquoi pensez-vous que le “storytelling” (le récit d’une histoire) est important ?
Comment connaissez-vous l’histoire juive? Qui vous l’a racontée ?
De quelles manières la Torah cherche-t-elle à s’assurer que l’histoire juive ne soit jamais oubliée ?
Voici une expérience. Marchez parmi les grands monuments de Washington D.C. Là-bas, tout au fond, se trouve une sculpture d’Abraham Lincoln, quatre fois sa taille…
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Une des raisons pour lesquelles la religion a survécu à l’époque contemporaine malgré quatre siècles de sécularisation est qu’elle répond aux trois questions qu’un être humain réfléchi se posera à un moment dans sa vie : Qui suis-je ? Pourquoi suis-je là ? Et comment dois-je vivre ?
Ces questions ne peuvent pas être résolues par les quatre grandes institutions de l’Occident : la science, la technologie, l’économie de marché et l’État démocratique libéral. La science nous révèle le comment, mais pas le pourquoi. La technologie nous donne du pouvoir, mais ne peut pas nous dire comment l’utiliser. Le marché nous donne des choix, mais ne nous dit pas quels choix faire. Par principe, l'État démocratique libéral s’abstient de promouvoir un mode de vie plutôt qu’un autre. Le résultat est que la culture contemporaine nous offre une batterie illimitée de possibilités, mais ne nous dit pas qui nous sommes, pourquoi nous sommes ici et la façon dont nous devrions vivre.
Pourtant, ce sont des questions fondamentales. La première question de Moïse à D.ieu, lors de leur première rencontre au buisson ardent, était “Qui suis-je ?” (Exode 3:11). Le sens littéral du verset est une question rhétorique : qui suis-je pour entreprendre la tâche extraordinaire de mener tout un peuple à la liberté ? Mais au-delà du sens littéral se trouvait une sincère question d’identité. Moïse avait été élevé par une princesse égyptienne, la fille de Pharaon. Lorsqu’il sauva les filles de Jethro des bergers locaux de Midian, elles retournèrent et dirent à leur père : “Un homme égyptien nous a sauvées.” Moïse avait l’allure et la manière de parler d’un égyptien.
Il maria ensuite Tsipora, l’une des filles de Jethro, et vécut tel un berger midianite pendant des décennies. La chronologie n’est pas tout à fait claire, mais puisqu’il était plutôt un jeune homme lorsqu’il alla à Midian et qu’il avait quatre-vingt ans lorsqu’il commença à diriger les israélites, il passa la plupart de sa vie adulte avec son beau-père midianite, à s’occuper de son troupeau. Ainsi, lorsqu’il demanda à D.ieu “Qui suis-je ?”, il y avait une question sincère qui se cachait derrière. Suis-je un égyptien, un midianite ou un juif ?
De par son éducation, il était égyptien, de par son expérience, il était midianite. Mais c’est son ascendance qui s’avéra décisive. Il était le descendant d’Abraham, l’enfant d’Amram et de Yo’heved. Lorsqu’il posa à D.ieu sa deuxième question, “Qui es-Tu ?” D.ieu lui dit d’abord, “Je suis l'Être invariable" (Exode 3:14). Puis il lui donna une seconde réponse :
Il y a ici un double sens. En surface, D.ieu disait à Moïse ce qu’il fallait dire aux israélites lorsqu’ils demandèrent “Qui t’as envoyé ?” Mais, de manière plus profonde, la Torah nous parle de la nature de l’identité. La réponse à la question “Qui suis-je ?” n’est pas simplement une question qui a trait à mon lieu de naissance, à l’endroit où j’ai passé mon enfance ou ma vie adulte, ou au pays où je suis citoyen. La réponse ne s’articule pas non plus par ce que je fais dans la vie, ou autour de mes centres d’intérêts et de mes passions. Ces choses concernent d'où je viens et ce que je suis, mais pas qui je suis.
La réponse de D.ieu – je suis le D.ieu de tes pères – offre des propositions fondamentales. D’abord, l’identité se transmet par la généalogie : qui étaient mes parents, qui étaient leurs parents et ainsi de suite. Cela n’est pas toujours vrai. Il y a des enfants adoptés. Il y a des enfants qui coupent sciemment les ponts avec leurs parents. Mais pour la plupart d’entre nous, l’identité repose sur le fait de découvrir l’histoire de nos ancêtres ; ce qui, dans le cas des juifs, compte tenu des bouleversements sans commune mesure de la vie juive, est presque toujours un récit fait d’épopées, de courage, de souffrance ou de fuite face aux souffrances, et de réelle endurance.
Ensuite, la généalogie elle-même raconte une histoire. Juste après avoir dit à Moïse de dire au peuple qu’il avait été envoyé par le D.ieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, D.ieu continua :
Ce n’était pas simplement le fait que D.ieu était le D.ieu de leurs ancêtres. Il était également le D.ieu qui a fait certaines promesses : qu’Il les amènerait de l’esclavage à la liberté, de l’exil à la Terre promise. Les israélites faisaient partie d’un récit qui s’étendait sur une longue période. Ils faisaient partie d’une histoire inachevée, et D.ieu s’apprêtait à écrire le prochain chapitre.
Qui plus est, lorsque D.ieu dit à Moïse qu’il était le D.ieu des ancêtres des israélites, Il ajouta : “C’est Mon nom éternel, c’est comme cela qu’on se souviendra [zikhri] de Moi de génération en génération.” D.ieu disait ici qu’il se trouve au-delà du temps – “C’est Mon nom éternel” – mais lorsqu’il s’agit de compréhension humaine, Il vit parmi le temps, “de génération en génération.” La manière dont Il s’y prend s’effectue par la transmission de la mémoire : “c’est comme cela qu’on se souviendra de Moi.” L’identité n’est pas uniquement une question de qui étaient mes parents. Il est également question de ce dont ils se souvenaient et ce qu'ils me transmirent. L’identité personnelle est façonnée par la mémoire individuelle. L’identité de groupe est formée par la mémoire collective.[1]
Tout ceci ne constitue qu’un prélude à une loi remarquable dans notre paracha du jour. Elle nous révèle que les prémices devaient être apportées à “l’endroit choisi par D.ieu”, soit Jérusalem. Elles devaient être remises au prêtre, et chacun devait faire la déclaration suivante :
Nous connaissons ce passage car, au moins depuis l’époque du deuxième Temple, il fait partie intégrante de la Haggada, le récit que nous racontons à la table du Séder. Notez qu’il devait originellement être récité lors de la récolte des prémices qui n’était pas à Pessa’h, mais plutôt à Chavouot.
Ce qui rend cette loi remarquable, c’est la chose suivante : en célébrant la terre et ses produits, nous nous attendrions à parler au D.ieu de la nature. Mais ce texte ne traite pas de la nature. Il traite de l’histoire. Il s’agit d’un ancêtre lointain, un “araméen errant”, c’est l’histoire de nos ancêtres. C’est un récit qui explique les raisons pour lesquelles je suis là, et les raisons pour lesquelles le peuple à qui j’appartiens est ainsi et là où il est. Il n’y avait rien de tel dans l’Antiquité, et il n’y a rien de tel aujourd’hui. Tel que Yossef Haïm Yerouchalmi l’a dit dans son livre classique Zakhor[2], les juifs furent le premier peuple à voir D.ieu dans l’Histoire, le premier à percevoir un sens fondamental dans l’Histoire, et le premier à faire de la mémoire un devoir religieux.
C’est la raison pour laquelle l’identité juive s’est avérée être la plus audacieuse que le monde ait jamais connu : la seule identité à s'être maintenue par une minorité disséminée à travers le monde pendant deux mille ans, qui a finalement ramené les juifs en terre d’Israël, transformant l’hébreu, la langue de la Bible, en une langue vivante après de nombreux siècles où elle était uniquement utilisée pour la poésie et la prière. Nous sommes notre mémoire, et la déclaration des prémices était une manière de s’assurer que les juifs n’oublieraient jamais.
Ces dernières années, une série de livres est apparue aux États-Unis. Cette série se demande si l’histoire américaine est toujours racontée et enseignée aux enfants, si elle offre un cadre qui parle à tous ses citoyens, rappelant aux générations à venir des combats qui ont dû être menés pour qu’il y ait “une nouvelle naissance de la liberté”, et les vertus nécessaires pour assurer la continuité de la liberté.[3] Le sentiment de crise est palpable dans chacune de ces œuvres, et bien que les auteurs aient des visions politiques différentes, leur thèse est plus ou moins la même : si vous oubliez l’histoire, vous perdrez votre identité. C’est un équivalent national de la maladie d’Alzheimer. Nous sommes notre mémoire, et dans le cas de l’Occident, un manque de mémoire collective pose un réel danger à l’avenir de la liberté.
Les juifs ont raconté l’histoire de notre identité depuis plus longtemps, et de manière plus dévouée que tout autre peuple qui existe. C’est ce qui rend l’identité juive si riche et retentissante. À une époque où la mémoire des ordinateurs et des smartphones a crû à grande vitesse, des kilobytes aux mégabytes et gigabytes, et où la mémoire humaine est devenue si réduite, il y a un message juif important à l’humanité dans son ensemble. Vous ne pouvez pas déléguer la mémoire aux machines. Vous devez la renouveler régulièrement et l’enseigner à la prochaine génération. Winston Churchill a dit : “Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur”.[4] En d’autres termes, ceux qui racontent l’histoire de leur passé ont déjà commencé à construire l’avenir de leurs enfants.
[1] Les œuvres classiques de mémoire de groupe et d’identité sont Maurice Halbwachs, On Collective Memory, University of Chicago Press, 1992, et Jacques le Goff, History and Memory, Columbia University Press, 1992.
[2] Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor: Jewish History and Jewish Memory. University of Washington Press, 1982. See also Lionel Kochan, The Jew and His History, London, Macmillan, 1977.
[3] Les plus importantes sont Charles Murray, Coming Apart, Crown, 2013; Robert Putnam, Our Kids, Simon and Shuster, 2015; Os Guinness, A Free People’s Suicide, IVP, 2012; Eric Metaxas, If You Can Keep It, Viking, 2016; and Yuval Levin, The Fractured Republic, Basic Books, 2016.
[4] Chris Wrigley, Winston Churchill: a biographical companion, Santa Barbara, 2002, xxiv.
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