Les attaques du 11 septembre sont liées à un malaise moral plus large
This article was published in The Times on 9th September 2011 (the 10th anniversary of the attacks of 9/11)
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Publié dans le Times le 8 septembre 2011 pour souligner le dixième anniversaire des attaques terroristes de New York le 11 septembre 2001.
Deux choses me hantent depuis le 11 septembre. La première est la douleur, la peine, les vies perdues, les familles dévastées, l’ingéniosité barbare du mal. La balafre laissée sur notre humanité n’a toujours pas cicatrisée. La deuxième est le manque de compréhension dont nous faisons preuve vis-à-vis des propos qu’Oussama ben Laden tenait sur l’Occident. Nous n’avons pas écouté le message à l’époque. Je ne suis pas sûr que nous l’écoutions maintenant.
Après que le choc et la douleur se soient dissipés, deux théories ont commencé à se faire jour. La première est qu’il s’agit là d’un événement d’une telle ampleur qu’il transforme les époques. Les termes de la politique internationale avaient été transformés. La guerre froide était terminée. Une autre guerre avait commencé. Mais cette fois-ci, l’ennemi n’était pas l’Union soviétique et le communisme. C’était l’islam radical et politique.
La deuxième était tout le contraire. Le 11 septembre fut terrible, terrifiant, mais il n’a rien changé en soi car les attentats terroristes ne changent jamais rien. Des campagnes terroristes ont touché d’autres pays. L’Angleterre a aussi souffert de l’IRA dans les années 1970. La chose la plus importante est de ne pas réagir de façon excessive. Le terrorisme procure peut-être des revenus dans les conflits locaux, mais il ne parvient jamais à atteindre ses objectifs politiques.
Il y a quelque chose à souligner dans les deux théories. Mais il y a une troisième théorie, qui n’est pas moins lourde de conséquences. Pourquoi l’organisation Al-Qaïda a-t-elle attaqué les États-Unis ? Car elle croyait qu’elle en était capable. Car elle croyait que les États-Unis étaient une puissance en déclin, affaiblie et aux abois.
Robert McNamara a affirmé que la première règle en politique est de comprendre la psychologie de son ennemi. Alors que j’avais de la difficulté à comprendre les événements du 11 septembre, j’ai commencé à me dire que la réponse se trouvait dans les événements de 1989. C’est à ce moment-là que les discours de l’Occident et du reste du monde ont sérieusement commencé à diverger.
En Occident, l’année 1989 était perçue comme la chute du communisme, l’effondrement du mur de Berlin, l’implosion de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide. Le discours de l’Occident était triomphaliste. Ces événements annonçaient, selon l'Occident, la victoire de ses valeurs sans avoir à combattre pour elles. Le libre marché et les politiques démocratiques libérales avaient gagné pour des raisons simples. Ils donnèrent, tandis que le communisme non. Ces valeurs se répandraient à travers le monde désormais. Pour Francis Fukuyama, cela représentait le début de la fin de l’histoire.
Il y avait cependant un autre discours que peu de gens écoutaient. Il affirmait que l’Union soviétique s’était effondrée en 1989 non pas en raison de la victoire de la démocratie libérale, mais bien parce que l’Union soviétique s’était retirée d’Afghanistan plus tôt cette année-là. Elle avait envahi l’Afghanistan en 1979 et fut contrainte de s’y retirer, non pas à cause de superpuissances politiques, mais à cause de la résistance acharnée d’un petit groupe de guerriers religieux très motivés, les Moudjahidins et leurs acolytes. Historiquement parlant, c’est cet événement qui a captivé l’imagination d’Oussama ben Laden.
D’après ce récit, c’est cet événement, le retrait humiliant de l’armée soviétique, qui a engendré une série de crises internes et qui a causé des mois plus tard la chute d’une grande puissance. Si l’une des grandes puissances mondiales était vulnérable à une guerre asymétrique - la guerre de quelques groupuscules contre une armée entière -, pourquoi pas l’autre puissance, les États-Unis eux-mêmes ? 1989 ne représentait pas la fin de l’histoire, mais la fin d’une histoire dominée par les deux grandes puissances jumelles, la Russie communiste et l’Amérique capitaliste.
Les deux étaient vulnérables car ils étaient comme des fruits trop mûrs, s’apprêtant à tomber de l’arbre. La chute du communisme a suscité une vague d’enthousiasme en Occident. Ce que Daniel Bell a qualifié de contradictions culturelles du capitalisme a provoqué une attention moindre.
Tout au long de cette période, il y avait des voix que peu de gens semblaient écouter. La première et la plus éloquente d’entre elle émanait du philosophe Alasdair MacIntyre, dans son chef-d’oeuvre de 1981 intitulé After Virtue[1]. Il affirme que le discours moral de l’Occident avait échoué.
Le “projet des Lumières” échoua non pas en raison d’un manque d’éthique rationnelle, mais parce qu’il y en avait bien trop. Leurs confrontations étaient discutables, et les gens en retiraient le sentiment que la moralité est ce que bon leur semble.
Sa mise en garde menaçante était la suivante : “les barbares n’attendent pas au-delà des frontières. Ils nous dirigent depuis un moment déjà”. C’était une chose assez effrayante à entendre de la part d’un des plus grands philosophes au monde. J’ai par la suite commencé à entendre la même chose de la part d’intellectuels de renommée, tels que Philip Rieff, Christopher Lasch et Robert Bella. Voici ce que j’ai entendu dans les échos du 11 septembre : toutes les grandes civilisations finissent par décliner, et lorsque cela se produit, elles deviennent vulnérables. C’est ce qu’Oussama ben Laden pensait de l’Occident, ainsi que plusieurs des plus brillants cerveaux de l’Occident lui-même.
Si c’est le cas, le 11 septembre appartient à un ensemble plus large de phénomènes qui affectent l’Occident : la désagrégation de la famille, la chute de l’autorité, l’endettement personnel, l’effondrement d’institutions financières, le déclassement de l’économie américaine, la morosité durable de certaines économies européennes, la perte d’un sentiment d’honneur, de loyauté et d’intégrité qui a déshonoré des groupes autrefois respectés, le déclin à travers l’Occident d’un sentiment d’identité nationale, et même les émeutes du mois dernier.
Ce sont là des signes d’une culture sclérosée, d’une civilisation vieillissante. Lorsque le “je” a préséance sur le “nous” et que le plaisir d’aujourd’hui prime sur la viabilité de demain, une société est en péril. Si c’est le cas, alors l’ennemi n'est pas l'islamisme radical mais nous et notre intenable indulgence envers nous-mêmes.
L’Occident a dépensé beaucoup d’énergie, de courage à mener des guerres en Afghanistan, en Irak et à l’étranger, et combattre la terreur sur son propre sol. Il a passé beaucoup moins de temps, pour ne pas dire aucun, à renouveler sa propre moralité et ses institutions - familles, communautés, codes d’éthique, standards de la vie publique - qui sont leurs sources de création et de durabilité. Si j’ai raison, il s’agit là de la plus grande faiblesse de l’Occident au yeux de ses ennemis ainsi que de ses amis.
La seule manière de sauver le monde est de commencer par nous-même. À la suite du 11 septembre, notre devoir est de réviser les disciplines morales de la liberté. Certains disent que cela ne peut se faire. Ils ont tort : cela peut être fait, et cela doit être fait. C’est le moins que l’on puisse faire pour nos morts.
[1] Alastair MacIntyre, After Virtue (London:Bloomsbury,2013).