La religion et le destin
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Le 28 juillet 2008, Rabbi Sacks fut invité par l’archevêque de Canterbury de l’époque, Dr Rowan Williams, à prendre la parole au cours de la séance plénière du rassemblement décennal des évêques anglicans du monde entier à la conférence de Lambeth à Canterbury.
Mes amis, il s’agit pour moi d’un moment extrêmement émouvant. Vous m’avez invité, moi, un juif, à rejoindre vos délibérations, et je vous en remercie beaucoup, pour tout ce que cela implique. Il y a une grande histoire entre nos religions, et le fait que je me tienne devant vous, aux côtés de l’archevêque de Canterbury (Dr. Rowan Williams) et l'archevêque de York (John Sentamu), mes collègues bien-aimés, est un signe d’espoir pour nos enfants et le monde dont ils hériteront.
Il y a plusieurs siècles, les sages juifs se sont posés la question de savoir qui est le plus grand héros. Ils ont répondu ainsi : ce n’est pas celui qui vainc son ennemi, mais celui qui transforme un ennemi en ami. C’est ce qui est arrivé entre les juifs et les chrétiens : des étrangers sont devenus des amis. Et je pense qu’il s’agit de la première occasion où un rabbin prend la parole au cours d’une séance plénière de la conférence de Lambeth. À ce propos, j’aimerais remercier D.ieu avec les mots de la bénédiction juive ancestrale, Shehecheyanu vekiyemanu vehigiyanu lazman hazeh. Merci D.ieu de nous faire vivre ce moment.
* * *
Vous m’avez demandé de parler de l’alliance, et c’est ce que je vais faire. Nous découvrirons non seulement une idée transformatrice, celle qui nous change par le simple fait d’y penser. Cette idée est non seulement une façon de faire progresser la religion au vingt-et-unième siècle, mais nous serons également en mesure de mieux répondre à la question de savoir quel est le rôle de la religion dans la société, même dans une société laïque comme l’Angleterre.
Commençons notre périple à l’endroit où nous avons transmis notre message jeudi dernier à Westminster, pour demander une intervention urgente sur l’enjeu de la pauvreté mondiale. Ce fut une si belle journée que je m’imaginais rencontrer ma petite-fille sur le chemin du retour et l’emmener voir les sites touristiques principaux de Londres.
Nous commencerions là où nous étions, juste à l’extérieur du Parlement, et je l’imagine me demander ce qu’il s’y passe, ce à quoi je répondrais : la politique. Et elle me demanderait “Cest quoi la politique ?”, et je lui répondrais : il s’agit de la création et de la distribution du pouvoir.
Puis nous irions en ville, et nous verrions la Banque d’Angleterre, et je l’imagine me demander ce qu’il s’y passe, ce à quoi je répondrais : l’économie. Et elle me demanderait “C’est quoi l’économie ?” et je lui répondrais : il s’agit de la création et de la distribution des richesses.
Puis, à notre retour, nous passerions devant la cathédrale St-Paul, et je l’imagine me demander ce qu’il s’y passe, ce à quoi je répondrais : le culte. Et elle me demanderait : “C’est quoi le culte ? Qu’est-ce qu’il crée et distribue ?” Et c’est une bonne question, car cela fait plus de cinquante ans que nos vies sont dominées par les deux autres institutions : la politique et l’économie, l’État et le marché, la logique du pouvoir et de la richesse. L’État nous incarne dans notre capacité collective. Le marché nous incarne en tant qu’individus. Et le débat est le suivant : quel est le plus efficace ? La gauche a tendance à favoriser l'État. La droite a tendance à favoriser le marché. Et il y a une quantité infinie de nuances entre les deux.
Mais cela exclut de l’équation un troisième phénomène de la plus grande importance, et j’aimerais expliquer pourquoi. L'État se concentre sur le pouvoir. Le marché se concentre sur la richesse. Et il existe deux façons de faire en sorte que les gens agissent d’une certaine manière. Soit on les “force à…”, c’est la voie du pouvoir. Soit on les “paie à…”, c’est la voie de la richesse.
Mais il existe une troisième voie, et pour voir cela, nous devons faire une expérience simple. Imaginez que vous ayez un pouvoir total, et vous décidez ensuite de le partager avec neuf personnes. Combien vous en reste-t-il ? Un dixième de ce que vous aviez au départ. Supposons que vous ayiez mille livres, et vous décidez de la partager avec neuf autres personnes. Il vous resterait un dixième de ce que vous aviez à l’origine.
Imaginez maintenant que vous décidiez de partager non pas du pouvoir ou de la richesse, mais de l’amour, de l’amitié, de l’influence, voire même du savoir, avec neuf autres personnes. Combien m’en reste-t-il ? En ai-je moins ? Non, j’en ai plus, peut-être même dix fois plus. Pourquoi ? Parce que l’amour, l’amitié et l’influence existent grâce au partage. Je les appelle les biens de l’alliance : plus je les partage, plus j’en ai.
À long terme du moins, la richesse et le pouvoir sont des jeux à somme nulle. Si je gagne, tu perds. Si tu gagnes, je perds. Les biens de l’alliance ne sont pas des jeux à somme nulle, c’est-à-dire que si je gagne, tu gagnes aussi. Et cela a d'énormes conséquences. La richesse et le pouvoir, l’économie et la politique, le marché et l’État sont des domaines de compétition, alors que les biens de l’alliance sont des domaines de coopération.
Où trouvons-nous des biens de l’alliance comme l’amour, l’amitié, l’influence et la confiance ? Ils sont nés non pas dans l'État et les marchés mais dans les mariages, les familles, les congrégations, les associations et les communautés, et même dans les sociétés, si nous avons l’idée claire que la société est différente de l'État. Une façon de voir ce qui est en jeu consiste à comprendre la différence entre deux choses qui ont l’air semblables mais qui ne le sont pas, les contrats et les alliances.
Dans un contrat, deux individus ou plus, chacun en quête de ses propres intérêts, se réunissent pour faire un échange de bénéfice mutuel. Il y a donc le contrat commercial qui crée le marché, et le contrat social qui crée l'État.
Une alliance est différente. Dans une alliance, deux individus ou plus, chacun respectant la dignité et l’intégrité de l’autre, se rassemblent d’un lien d’amour et de confiance pour partager leurs intérêts, parfois même pour partager leurs vies, en promettant leur fidélité l’un envers l’autre, pour réaliser ensemble ce qu’il ne peuvent faire seuls.
Un contrat est une transaction. Une alliance est une relation. Ou bien, pour le dire différemment : un contrat porte sur les intérêts. Une alliance porte sur l’identité. Il s’agit de “toi et moi” qui nous rassemblons pour former un “nous”. C’est la raison pour laquelle les contrats bénéficient, et que les alliances transforment.
En résumé, l’économie et la politique, le marché et l’État sont des mécanismes de compétition. Tandis que l’alliance se concentre sur la logique de la coopération.
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J’aimerais maintenant poser la question suivante : pourquoi les sociétés ne peuvent pas exister sans coopération ? Pourquoi l’État et le marché seuls ne peuvent-ils pas maintenir une société ? La réponse à cela débute par une histoire fascinante, et elle commence par Charles Darwin.
Darwin s’est confronté à un problème qu’il ne pouvait pas résoudre. Je comprends de Darwin que toute vie évolue par la sélection naturelle, ce qui signifie par des moyens de compétition de ressources rares : la nourriture, un abri, et ainsi de suite.
Si c’est le cas, vous vous attendriez que toutes les sociétés valorisent les individus les plus compétitifs, voire même sans pitié. Mais Darwin a remarqué que ce n’est pas le cas. En effet, dans chaque société qu’il connaissait, les individus les plus altruistes étaient les plus valorisés et admirés, pas les plus animés par un esprit de compétition. Ou bien, pour reprendre les mots de Richard Dawkins : un amalgame de gènes égoïstes se rassemblent et produisent des gens altruistes. Ce fut le paradoxe de Darwin, et il est demeuré insoluble jusqu’à la fin des années 1970.
C’est à ce moment-là que trois disciplines hétéroclites émergèrent : la sociobiologie, une branche des mathématiques appelée la théorie des jeux et une simulation informatique à haute vitesse. Elles produisirent ensemble une théorie qui s’appelle le dilemme du prisonnier.
Pour le dire brièvement, ils découvrirent que bien que la sélection naturelle opère à travers les gènes des individus, les individus, certainement dans les formes de vie élevées, ne survivent que parce qu’ils sont membres de groupes. Et les groupes ne survivent que par réciprocité et confiance, ce que j’ai appelé l’alliance, ou la logique de la coopération. Un être humain contre un lion : c’est le lion qui l’emporte. Dix humains contre un lion, les humains ont une chance de s’en sortir.
Il s’avère que les éléments cultivant la différence des Homo sapiens - l’utilisation de la langue, la taille du cerveau, même le sens de la moralité - se concentrent sur la capacité de former et de maintenir des groupes : plus le cerveau est grand, plus le groupe est grand.
Les néo-darwiniens qualifie cela d’altruisme réciproque, les sociologues de confiance, et les économistes de capital social. Et il s’agit d’une des grandes découvertes intellectuelles de notre époque. Les individus ont besoin de groupes. Les groupes ont besoin de coopération. Et la coopération a besoin de l’alliance, de liens de réciprocité et de confiance.
Ce fut traditionnellement le travail de la religion. Après tout, le mot “religion” lui-même provient de la racine latine de “lier”. Et peu importe s’il s’agit d’un penseur conservateur comme Edmund Burke, ou un radical comme Thomas Paine, ou un scientifique social comme Émile Durkheim, ou un observateur extérieur comme Alexis de Tocqueville : ils ont tous vu cela, et l’ont expliqué à leur manière. Et cela a maintenant été scientifiquement prouvé. S’il n’y a que de la compétition sans coopération, s’il n’y a que l’État et le marché sans relation à l’alliance, la société ne survivra pas.
Que se passe-t-il donc dans une société lorsque la religion se flétrit et qu’il n’existe aucune alliance pour prendre sa place ? Les relations s’effondrent. Les mariages s’affaiblissent. Les familles se fragilisent. Les communautés s’atrophient. Et le corollaire est que les gens se sentent vulnérables et seuls. S’ils orientent ces sentiments vers l’extérieur, le résultat débouche souvent sur une forme de colère qui se transforme en violence. S’ils les orientent vers l’intérieur, le résultat est la dépression, des syndrômes liés au stress, des troubles alimentaires, de l’abus de drogues et d’alcool. D’une manière ou d’une autre, il existe une pauvreté spirituelle au sein de l’affluence matérielle.
Tout cela n’apparaît pas brutalement, mais doucement, graduellement et inexorablement. Les sociétés sans alliances et sans les institutions nécessaires à l’inspiration et au soutien se désintègrent. Initialement, le résultat est une perte de bienveillance dans nos vies collectives et partagées. Au bout du compte, c’est une perte de liberté elle-même.
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C’est là où nous sommes. Et maintenant, revenons où tout a commencé. Dans l’ancien Proche-Orient, les alliances existaient sous la forme de traités entre les tribus et les États. Ils avaient peu à voir avec la religion.
Bien au contraire, dans l’Antiquité, la religion rimait plutôt avec politique et économie, pouvoir et richesse. Les dieux incarnaient les puissances suprêmes. Ils étaient également les régulateurs de la richesse, sous la forme de la pluie, la fertilité de la terre et de ses récoltes. Ainsi, si vous désiriez du pouvoir ou de la richesse, vous deviez apaiser les dieux.
L’idée qu’il pourrait y avoir une alliance entre D.ieu et l’humanité aurait pu sembler absurde. Si vous aviez dit aux gens qu’il pourrait y avoir un lien d’amour et de confiance entre l’infini et le fini, entre l’éternel et l'éphémère, je pense qu’ils auraient dit : “Va voir ailleurs si j’y suis”.
Si vous aviez ajouté que D.ieu aime, non pas les gens riches et les influents, mais les gens pauvres et démunis, ils auraient pensé que vous étiez fou. Mais ce fut l’idée qui a transformé le monde.
L’alliance est un mot-clé du Tanakh, la Bible hébraïque, où elle figure à plus de 250 reprises. Nul ne l’a dit aussi clairement que le prophète Osée, en des paroles que l’on dit chaque jour de la semaine au début de nos prières :
Alors, je te fiancerai à moi pour l'éternité ;
tu seras ma fiancée par la droiture et la justice, par la tendresse et la bienveillance ;
Ma fiancée en toute loyauté,
Et alors tu connaîtras l'Eternel.
Osée 2:21-22
Une alliance représente les fiançailles, un lien d’amour et de confiance. Et ce fut le prophète Jérémie qui, au nom de D.ieu, en a bien exprimé le résultat :
Je te garde le souvenir de l'affection de ta jeunesse,
de ton amour au temps de tes fiançailles,
quand tu me suivais dans le désert,
dans une région inculte.
Jérémie 2:2
L’alliance est ce qui nous permet de faire face à l’avenir sans crainte, car nous savons que nous ne sommes pas seuls. “Dussé-je suivre la sombre vallée de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu serais avec moi” (Psaumes 23:4). L’alliance est le salut pour la solitude.
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Il existe trois alliances établies dans les livres d’ouverture de la Bible, la Genèse et l’Exode. La première, dans le chapitre 9 de la Genèse, est l’alliance avec Noa’h, ainsi que toute l’humanité à travers lui. La deuxième, dans le chapitre 17 de la Genèse, est l’alliance avec Abraham. La troisième, dans l’Exode 19-24, est l’alliance avec les Israélites à l’époque de Moïse. Aucune n’annule ou ne remplace l’autre. Et, sans entrer dans les détails, j’aimerais me pencher sur une distinction importante entre deux types d’alliance.
Cette vision des choses nous a été donnée par un homme que je considère comme étant le plus grand penseur juif du vingtième siècle, un homme dont le nom ne vous est peut-être pas familier, Rabbi Joseph Soloveitchik. La plus simple façon d’aborder l’idée est probablement la suivante : à quel moment les Israélites sont-ils devenus une nation ? Les livres de Moïse nous donnent deux réponses a priori contradictoires. La première est l’Égypte. Nous lisons le passage suivant dans le vingt-sixième chapitre du Deutéronome : “mon père était errant, il descendit en Egypte, y vécut étranger, peu nombreux d'abord, puis y devint une nation considérable” (Deutéronome 26:5). La deuxième réponse intervient seulement lorsque les Israélites quittèrent l’Égypte et se tinrent au pied du mont Sinaï, où ils devinrent, pour reprendre les paroles du chapitre 19 de l’Exode : “une dynastie de pontifes et une nation sainte” (Exode 19:6). Mais ces deux réponses ne peuvent être vraies en même temps, n’est-ce pas ?
La réponse de Rav Soloveitchik est qu’elles sont toutes deux vraies, mais qu’elles font référence à deux types d’alliance. Il affirme qu’il y a une alliance du destin (fate en anglais) et une alliance de foi (faith en anglais), qui sont deux choses complètement différentes.
Un groupe peut être lié à l’alliance de destin lorsque ses membres souffrent ensemble, lorsqu’ils sont confrontés à un ennemi commun. Ils ont pleuré ensemble, partagé des craintes et des responsabilités. Ils se replient ensemble pour le confort et la protection mutuelle. Telle est l’alliance du destin.
Une alliance de foi est sensiblement différente. Elle est créée par un peuple qui a des rêves, des aspirations et des idéaux communs. Ils n’ont pas besoin d’un ennemi commun, car ils ont un espoir commun. Ils se rassemblent pour créer quelque chose de nouveau. Ils se définissent non pas par ce qui leur arrive mais par leurs engagements. Telle est l'alliance de foi.
Nous pouvons maintenant comprendre comment les Israélites ont pu avoir deux étapes fondatrices, la première en Égypte et la seconde au mont Sinaï. En Égypte, ils sont devenus une nation mue par l’alliance du destin, un destin d’esclavage et de souffrance. Au Sinaï, ils sont devenus une nation mue par une alliance de foi, définie par la Torah et les commandements divins. Cette distinction est essentielle eu égard à mon sujet.
Comment se fait-il que personne n’ait fait cette distinction avant Rabbi Soloveitchik, soit jusqu’à la deuxième moitié du vingtième siècle ? La réponse se résume en un seul mot : l’Holocauste.
En ce qui concerne la religion, les juifs aux dix-neuvième et vingtième siècles étaient très divisés. Mais durant l’Holocauste, ils partageaient la même foi, orthodoxes ou non-orthodoxes, religieux ou laïcs, s’identifiant à un mouvement ou complètement assimilés. Ce que Rabbi Soloveitchik était en train de faire, c’était de restituer un sentiment de solidarité avec les victimes, dans un monde juif excessivement fragmenté. D'où ce concept, toujours implicite au sein de la tradition mais jamais mentionné explicitement auparavant : une alliance de foi même dans l’absence d’une alliance de foi.
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Maintenant que nous avons établi cette distinction, nous pouvons faire une proposition de la plus haute importance. Lorsque nous lisons la Genèse et l’Exode de manière superficielle, il semblerait que les alliances de Noé, d’Abraham et du mont Sinaï soient toutes semblables. Mais nous pouvons maintenant constater qu’elles ne le sont pas du tout.
Les alliances d’Abraham et du Sinaï sont des alliances de foi. Mais l’alliance avec Noé ne mentionne la foi nulle part. Le monde a été pratiquement détruit par un déluge. Toute l’humanité, toute source de vie, à l’exception de l’arche de Noé, a connu le même sort. L’humanité après le déluge était comparable au peuple juif après l’Holocauste. L’alliance de Noé n’est pas une alliance de foi, mais une alliance du destin.
D.ieu a dit: “Je ne détruirai plus jamais le monde. Mais je ne peux jamais vous promettre que vous ne détruirez pas le monde, car je vous ai donné un libre-arbitre. Tout ce que je peux faire, c’est de vous enseignez comment ne pas le détruire”. Comment ?
L’alliance de Noé a trois dimensions. D’abord, “Celui qui verse le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé car l'homme a été fait à l'image de Dieu” (Genèse 9:6). Le premier élément est la sainteté de la vie humaine.
Deuxièmement : lisez le chapitre 9 de la Genèse comme il faut et vous verrez que D.ieu insiste cinq fois que l’alliance de Noé n’est pas seulement contractée avec toute l’humanité, mais bien avec toute forme de vie sur terre. Ainsi, le deuxième élément est l’intégrité de la création.
La troisième repose sur le symbole de l’alliance, l’arc-en-ciel, dans lequel la lumière blanche de D.ieu est réfractée sur toutes les couleurs du spectre. L’arc-en-ciel symbolise ce que j’ai appelé la dignité de la différence. Le miracle au cœur du monothéisme est que l’unité d’en-haut crée une diversité ici-bas. Ces trois dimensions définissent l’alliance du destin.
C’est une prophétie célèbre dans Isaïe 11, selon laquelle le loup côtoiera un jour l’agneau. Cela ne s’est pas encore produit (bien qu’il y ait une histoire apocryphe d’un zoo dans lequel, dans une même cage, un lion s’est allongé près d’un agneau. “Comment est-ce possible ?” a demandé un visiteur. Le gardien de zoo a répondu: “C’est très simple, il faut avoir un nouvel agneau chaque jour”).
Il y a cependant eu un moment où le lion s’est effectivement allongé à côté de l’agneau. Quand ? Dans l’arche de Noé. Pourquoi ? Non pas parce qu’ils étaient amis, mais parce que sinon, ils se seraient noyés. Telle est l’alliance du destin.
Notez que l’alliance du destin précède l’alliance de la foi, car la foi est particulière, mais le destin est universel. Cela résume le chapitre 9 de la Genèse : l’alliance globale de la solidarité humaine.
Et c’est là où j’en arrive au présent. Nous vivons l’une des périodes les plus désastreuses depuis que l’Homo sapiens a posé le pied sur Terre. La mondialisation et les nouvelles technologies de l’information ont produit deux effets simultanés. D’abord, elles ont fragmenté notre monde. La diffusion ciblée est en train de prendre la place de la multidiffusion. Les cultures nationales s’affaiblissent. Nous nous divisons en sectes toujours plus restreintes qui pensent pareil.
Mais la mondialisation nous enfonce comme jamais auparavant. La destruction des forêts aggrave le réchauffement planétaire partout dans le monde. Un conflit politique dans un endroit peut provoquer un attentat terroriste dans un autre, à des milliers de kilomètres. La pauvreté ici fait bouger les consciences ailleurs. Au moment précis où les alliances de foi se divisent, l’alliance du destin nous oblige à l’union, et nous ne nous sommes toujours pas montrés à la hauteur.
Les trois éléments de l’alliance globale sont en danger. Le caractère sacré de la vie humaine est profané par la terreur. L’intégrité de la création est menacée par des catastrophes naturelles. Le respect de la diversité est mis en péril par ce qu’un auteur a qualifié de choc des civilisations. Et, au risque de me répéter : l’alliance du destin précède l’alliance de la foi. Avant que nous puissions vivre une foi quelconque, nous devons vivre. Et nous devons honorer notre alliance avec les générations à venir afin qu’elles soient en mesure d’hériter d'un monde dans lequel il est possible de vivre. C’est l’appel de D.ieu à notre époque.
Mes amis, je me tiens devant vous en tant que juif, ce qui signifie non pas en tant qu’individu seulement, mais en tant que représentant de mon peuple. Et en préparant ce discours, mon âme était remplie des larmes de mes ancêtres. Nous avons peut-être oublié cela, mais pendant plus de mille ans, entre la première croisade et l’Holocauste, le mot “chrétien” suscitait la peur dans les coeurs juifs. Pensez seulement à ces nouveaux mots, relevant du champ lexical de la douleur humaine, que la rencontre du judaïsme avec le christianisme a créé : crime rituel, autodafés, disputations. conversions forcées, inquisition, expulsion, ghetto et pogrom. Je ne pourrais pas me tenir devant vous aujourd’hui en toute franchise sans mentionner ce chapitre de souffrances juives.
Puis je me suis demandé : qu’est-ce que nos ancêtres attendent de nous aujourd’hui ?
La réponse à cette question se trouve dans la scène représentant à la fois le paroxysme du livre de la Genèse et sa conclusion. Vous vous rappelez qu’après la mort de Jacob, les frères eurent peur que Joseph ne se venge. Après tout, ils l’avaient vendu en tant qu’esclave en Égypte.
Au lieu de cela, Joseph pardonne, mais il fait bien plus que pardonner. Écoutez attentivement ses paroles :
Vous, vous aviez médité contre moi le mal :
D.ieu l'a combiné pour le bien,
afin qu'il arrivât ce qui arrive aujourd'hui,
qu'un peuple nombreux fût sauvé.
Genèse 50:20
Joseph fait bien plus que pardonner. Il dit : le bien est ressorti du mal. À cause de ce que vous m’avez fait, j’ai été capable de sauver plusieurs vies. Quelles vies ? Pas uniquement celles de mes frères, mais celles des égyptiens et les vies d’étrangers. Je suis parvenu à nourrir les pauvres. J’ai pu honorer l’alliance du destin, et en honorant cette alliance entre lui et les étrangers, Joseph est capable de réparer l’alliance de foi entre lui et ses frères.
En effet, Joseph dit à ses frères : nous ne pouvons pas effacer le passé, mais nous pouvons le racheter, si nous prenons nos souffrances et que nous les utilisons pour être sensible à la douleur des autres.
Et nous voyons maintenant une chose remarquable. Bien que la Genèse se concentre sur l’alliance de la foi entre D.ieu et Abraham, elle commence et se termine par une alliance du destin : d’abord à l’époque de Noé, et ensuite à l’époque de Joseph.
Les deux impliquent l’eau : dans le cas de Noé, il y en a trop - un déluge -, et dans le cas de Joseph, et il n’y en a pas assez - une sécheresse.
Les deux impliquent de sauver une vie humaine. Mais Noé ne sauve que sa famille. Joseph sauve intégralement une nation étrangère.
Les deux impliquent le pardon. Dans le cas de Noé, D.ieu pardonne. Dans le cas de Joseph, c’est un être humain qui pardonne.
Et les deux impliquent une relation avec le passé. Dans le cas de Noé, le passé est détruit. Dans le cas de Joseph, le passé est racheté.
Et aujourd’hui, entre les juifs et les chrétiens, ce passé en est au stade du repentir. En 1942, à l’époque la plus noire de l’humanité, un archevêque honorable de Canterbury, William Temple, et un grand rabbin, Joseph Hertz, se sont rassemblés pour créer une alliance du destin, appelée le conseil des chrétiens et des juifs. Et depuis lors, les juifs et les chrétiens ont fait plus que n’importe quelle autre religion dans le monde pour soigner leur relation, tant et si bien que nous pouvons aujourd'hui nous rencontrer en tant qu’amis proches.
Nous devons maintenant élargir ce cercle d’amitié à d’autres groupes. Nous devons renouveler l’alliance globale du destin, l’alliance qui a commencé avec Noé et a atteint son apogée avec le travail de Joseph, le travail qui a sauvé de nombreuses vies.
Et c’est ce que nous avons commencé à faire jeudi dernier lorsque nous avons marché côte à côte : chrétiens, juifs, sikhs, musulmans, hindous, bouddhistes, jaïns, zoroastriens et bahaï. Car, bien que nous ne partageons pas la même religion, nous partageons certainement un avenir. Peu importe notre religion ou notre non-religion, la faim est toujours douloureuse, la maladie frappe toujours, la pauvreté brise toujours, et la haine tue toujours. Peu de gens l’ont aussi bien exprimé que ce grand poète chrétien, John Donne: “Chaque mort d’homme me diminue, car je suis impliqué dans l’humanité”.
Mes amis, si nous étudions le cinquantième chapitre de la Genèse, nous verrons que, juste avant que Joseph ne prononce ses paroles de réconciliation, le texte dit : “Joseph pleura”. Pourquoi Joseph a-t-il pleuré ? Il a pleuré pour toute la douleur inutile que les frères se causèrent les uns envers les autres. Et ne devrions-nous pas pleurer lorsque nous voyons l’immense défi auquel l’humanité doit faire face au vingtième siècle : la pauvreté, la famine, la maladie, et les catastrophes environnementales ? Et quel visage la religion montre souvent au monde ? Le conflit interreligieux, et parfois même intrareligieux.
Et nous, juifs et chrétiens, qui avons travaillé si durement et si efficacement pour la réconciliation, devons montrer un autre exemple au monde : honorer l’humanité à l’image de D.ieu, protéger l’environnement en tant qu’oeuvre de D.ieu, respecter la diversité en tant que volonté divine, et garder l’alliance comme la parole de D.ieu.
Nous n’avons erré que trop longtemps dans la vallée des larmes. Marchons ensemble vers la montagne du Seigneur, côte à côte, main dans la main, mus par une alliance du destin qui transforme des étrangers en amis. À une époque de peur, soyons des agents de l’espoir. Ensemble, soyons une bénédiction pour le monde.