Un royaume de bonté
Publié le 12 décembre 2014 dans The House Magazine afin de refléter sur le débat politique grandissant sur l’immigration qui avait lieu en Angleterre.
En tant que juif, je suis toujours très reconnaissant que mon père ait trouvé refuge en Angleterre après avoir fui l’antisémitisme en Pologne. À l’instar de plusieurs autres juifs en Angleterre, je sais dans mon coeur, dans mes entrailles, que si ce n’était pas pour ce pays, mes parents et mes grands-parents n’auraient pas pu vivre, et je ne serais jamais né. Mon père avait une expression hébraïque pour décrire l’Angleterre ; il l’appelait malkhout chel ‘hessed, “un royaume de bonté”, et ce fut effectivement le cas.
Je n'oublierai jamais les paroles d’une des membres de notre communauté qui fut sauvée des griffes de l’Allemagne nazie en 1939 par une opération connue sous le nom de Kindertransport. Plusieurs décennies après, aujourd’hui âgée de plus de quatre-vingt ans, elle donna un discours au mémorial érigé pour commémorer l’opération menée à l’extérieur de la Liverpool Street Station, où les enfants étaient arrivés. Elle parla de sa surprise et de sa joie lorsqu’elle découvrit qu’en Angleterre un policier était un ami, pas un ennemi ! C’est la marque d’un royaume de bonté.
Au début, la vie pour mon père et d’autres immigrants était dure. Pauvres, entassés dans des ghettos, à peine capables de parler anglais, ils étaient caricaturés comme des extraterrestres de la vie anglaise. Les juifs qui se rappellent de cette époque peuvent facilement sympathiser avec les hindous, les sikhs et les musulmans d’aujourd’hui.
Cependant, l’expérience juive nous enseigne que, bien qu’il y ait eu des conflits et une longue lutte pour définir une identité britannique et juive à la fois, ce furent des douleurs d’ajustement, pas un état de fait permanent. Aujourd’hui, notre communauté se considère fièrement à la fois britannique et juive. L’intégration et l’acceptation ont eu lieu, mais pas du jour au lendemain.
Le débat d’aujourd’hui sur l’immigration (est-ce une bonne chose, une mauvaise chose ou une bonne chose poussée trop loin ?) est tendu et délicat. Toutefois, au cœur de ce débat devrait se tenir une discussion qui va au-delà des enjeux économiques et qui traite des questions fondamentales : qu’est-ce qui définit l’identité britannique, qu’est-ce que la loyauté envers la nation et qu’est-ce qui nous relie à une responsabilité commune dans notre action pour le bien commun?
Ce qui avait permis naguère à notre société d’être soudée et aux immigrants de s’intégrer, incluant une langue commune, une culture partagée et un code de conduite collectif, est désormais fragmenté. Internet a grandement compliqué les choses, en rendant possible le fait de vivre physiquement dans un lieu donné, mais en étant mentalement ailleurs.
Retrouver un sens du bien commun requiert des efforts des deux côtés. En tant que société, nous devons éprouver de la fierté pour notre identité, notre histoire et notre héritage, et désirer que les nouveaux venus ressentent la même chose. De l’autre côté, ceux qui arrivent d’ailleurs feraient bien d’écouter le conseil du prophète Jérémie qui est de chercher “la paix et la prospérité” (Jérémie 29:7) du pays. Être une bénédiction pour sa religion tout en étant une bénédiction pour autrui, quelle que soit sa confession religieuse, représente la meilleure formule que je connaisse pour créer un sentiment collectif d’identité et de communauté.
Si l’immigration fera toujours partie intégrante de notre discours politique, nous devons être vigilants sur la manière dont nous en formulons les enjeux et la rhétorique que nous utilisons pour le débat. Il n’y a pas de place pour les préjugés ou la xénophobie dans le débat, pas plus que pour les instincts primitifs de la peur envers l’étranger. L’histoire du vingtième siècle devrait nous rappeler ce qui pourrait arriver si nous commençons à accuser tel ou tel groupe d’être la cause de tous nos maux. La grandeur de l’Angleterre est qu’elle ne prit pas ce chemin à une époque où l’antisémitisme se répandait sur le continent européen. Les nations qui sont sûres de leur identité n’ont pas besoin de politique de la peur, et nous devrions l’éviter à tout prix, aujourd’hui et demain.
Nous vivons à une époque de changements constants, et le changement crée des insécurités qui se transforment aisément en méfiance et en haine. C’est la raison pour laquelle l’Angleterre doit demeurer “un royaume de bonté” pour ceux qui y trouvent refuge. L’Angleterre a beaucoup donné à ceux qui sont venus ici, et ils ont aussi beaucoup donné à leur tour. Il y a un débat qui doit être mené sur l’immigration, mais il doit être fait avec sagesse, générosité et retenue.