Si je dirigeais le monde
Publié dans le Prospect Magazine le 18 juillet 2013 dans le cadre d’une rubrique régulière où des personnalités publiques sont invitées à s’exprimer sur ce qu’elles feraient si elles dirigeaient le monde.
Si j’étais aux commandes du monde, je prendrais congé de mon poste sur-le-champ. Il est assez difficile, sur les plans collectif et individuel, de se gérer soi-même, à plus forte raison les autres. Mais si l’on m’en offrait la possibilité une heure avant ma démission, je mettrais en place une institution en particulier qui a le pouvoir de transformer le monde. Elle s’appelle le Chabbath.
L’idée d’un jour hebdomadaire de repos collectif était sans précédent dans l’Antiquité. Les mois et les années constituent des façons naturelles de structurer le temps, basées respectivement sur la lune et le soleil. Mais une semaine de sept jours n’a aucun parallèle dans la nature ; pas plus qu’une journée de repos.
Les grecs et les romains n’arrivaient pas du tout à comprendre l’idée du Chabbath. Ils écrivirent que les juifs l’observaient parce qu’ils étaient paresseux. Chose intéressante est que, peu de temps après avoir émis ce jugement, la Grèce, et plus tard Rome, se sont effondrées. Sans un repos institutionnalisé, les civilisations, à l’instar des individus, souffrent finalement d’épuisement.
À l’origine, le Chabbath a été conçu comme une façon de limiter l’esclavage. Un jour par semaine, les maîtres ne pouvaient pas faire travailler leurs serviteurs. Pour les juifs orthodoxes d’aujourd’hui, le Chabbath est une libération des autres types d' esclavage. Imaginez un jour sans SMS, sans tweets, sans emails ou appels téléphoniques, sans télévision, sans ordinateurs ou jeux électroniques, un jour sans la pression de la société de consommation, sans voitures ni trafic, ni avions, sans bruit ou pollution, un jour dédié à la famille, à la communauté, à l’étude et aux expressions collectives de la reconnaissance. C’est là où nous faisons de la place pour les choses qui sont importantes mais pas urgentes.
Le sens du Chabbath repose sur trois dimensions. D’abord, il introduit de la manière la plus claire l’idée de limites dans une société. Nous ne pouvons pas constamment produire, consommer ou épuiser nos ressources sans contrainte et sans penser aux générations futures. Un jour sans voiture et avion permettrait largement de réduire la consommation de carbone qui menace l’écologie de la terre. Tel que Jared Diamond l’a exprimé dans ses livres, une erreur de compréhension du concept de limites a mené à une dévastation environnementale dans presque tous les endroits où l’Homo sapiens a posé le pied.
Deuxième dimension, le Chabbath crée, un jour par semaine, un monde dans lequel les valeurs ne sont pas déterminées par l’argent ou ses équivalents. Le Chabbath, on ne peut pas acheter, vendre ou payer les services d’une personne. Il s’agit de l’expression la plus tangible des limites morales des marchés. Que ce soit dans la synagogue ou à la maison, les relations sont déterminées par d’autres choses, par un sentiment familial, d’appartenance et de responsabilités partagées.
Troisième point: le Chabbath renouvelle le capital social. Il relie les gens en communautés qui ne sont pas structurées par des transactions financières ou par le pouvoir. Il est au temps ce que les parcs sont à l’espace : quelque chose de précieux que l’on possède tous à parts égales et qu’aucun d’entre nous ne peut créer ou posséder seul.
L’Angleterre avait sa propre version du Chabbath chaque dimanche. Puis il fut déréglementé et privatisé. Les jours saints sont devenus des jours fériés, le temps sacré est devenu du temps libre, et le repos est devenu du loisir. L’hypothèse était que tout le monde en bénéficierait dans la mesure où chacun pourrait choisir le programme de sa journée. Ce fut, et cela demeure une erreur.
Il est des expériences, et même des états d’esprit, que l’on ne peut pas avoir à moins qu’ils ne soient “quelque part”, pas uniquement “ici”. Vous ne pouvez pas avoir la paix et la tranquillité qui marquaient le dimanche britannique si dorénavant les routes sont congestionnées, les magasins ouverts, et que tout est en vente. Afin de reprendre la fameuse analogie de Robert Putnam, le bowling devient une expérience d’une toute autre nature si personne ne fait partie d’une équipe et que tout le monde va jouer au bowling seul.
Émile Durkheim fut parmi les premiers à déceler les dangers de l’ère de l’individualisme et de l’effondrement des communautés. Il croyait que les syndicats devaient fournir le Gemeinschaft, une forte intimité, qui se perdait dans la société en générale. Peut-être que ce fut le cas autrefois, mais plus maintenant. Aujourd’hui, vous retrouvez les formes les plus affirmées de capital social dans les lieux de cultes et les congrégations qu’ils accueillent, ainsi que Putnam lui-même l’a démontré dans son livre American Grace[1].
Les sociétés ont besoin d’un temps civique au cours duquel elles cultivent les relations qui constituent le troisième domaine qui ne ressort ni du marché ni de l’état, et qui correspond à un sabbat, avec ou sans connotation religieuse. Akhad Ha’am, un écrivain juif laïc, dit un jour que “le Chabbath a davantage gardé le peuple juif que les juifs n’ont gardé le Chabbath”. Un repos sabbatique hebdomadaire public, pas privé, permettrait de renouveler le tissu social, les familles et les communautés qui portent notre liberté démocratique actuelle.
[1] Robert Putnam et David Campbell ,American Grace:How Religion Divides and Unites Us (NewYork:Simon&Schuster,2010).