Perspectives bibliques sur le concept de justice criminelle
This lecture was delivered by Rabbi Sacks at the Inner Temple on 1st December 2003
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Rabbi Sacks fut invité à donner une conférence au Inner Temple le 1er décembre 2003 à Londres.
Maître, princesse royale, trésorier en chef, chers étudiants collègues du Inn, cette soirée est pour moi à la fois un honneur et un plaisir, car il s’agit d’un de ces rares moments dans la vie où je peux compléter un chapitre incomplet de ma jeunesse.
L’une de mes grandes ambitions fut de devenir un membre du Barreau, et c’est pour cela que j’ai rejoins le Inner Temple. Cependant, je n’ai jamais terminé mes études. En effet, je n’ai tenu que deux heures, réalisant à l’issue du premier cours que le droit était fait pour des esprits bien plus élevés que le mien. J’ai plutôt été séduit par les voix de sirène, d’abord de la philosophie, puis de la religion, et je suis donc resté techniquement un étudiant, ce que je perçois comme un statut honorable.
Je ne suis donc pas sûr si cette soirée est pour moi une récompense, ou si je suis sa punition.
Vous l’avez déjà entendu du politicien Oliver Letwin et du policier Sir John Stevens. Je ne peux certainement rien ajouter à ce qu’ils ont dit, et à ce que vous savez déjà. La seule chose que je puisse faire, c’est prendre du recul, regarder de plus loin ce sujet ancien - mais jamais désuet - du crime et du châtiment, en le considérant comme faisant partie de l’histoire des idées de la société et des êtres humains.
Permettez-moi donc de commencer par la Bible hébraïque. Elle reconnaît plusieurs formes de châtiment. Par exemple, elle assume son rôle de dissuasion. Le livre du Deutéronome mentionne certaines punitions en affirmant : “Les autres l'apprendront et seront intimidés, et l'on n'osera plus commettre une aussi mauvaise action chez toi (Deutéronome 19:20)”. Elle reconnaît également la réhabilitation du coupable. Comme D.ieu le dit par la voix du prophète Ezéchiel : “Est-ce que je souhaite la mort du méchant, ne préférerais-je pas qu'il revienne de sa conduite et qu'il vive ?” (Ézéchiel 18:23) La loi juive ancestrale prévoit de nombreuses dispositions pour la réhabilitation du fauteur.
Cependant, une idée centrale de la Bible hébraïque a été grandement malmenée ces dernières années, le concept de justice en tant que châtiment. Il ne s’agit pourtant que d’une partie de la Torah. L’un des premiers concepts rabbiniques est que D.ieu “a initialement créé l’univers avec l’attribut de justice, mais Il a vu qu’il ne pouvait survivre. Qu’a-t-Il fait ? Il l’a jumelé à l’attribut de miséricorde.” Dans le judaïsme, la justice est toujours tempérée par la compassion. Cependant, depuis l’époque biblique jusqu’à la philosophie d’Emmanuel Kant, la justice criminelle fut exprimée en grande partie en termes de châtiment. Pourquoi cette idée s’est-elle éclipsée ?
Il me semble que la raison repose sur une confusion entre deux idées distinctes, le châtiment et la vengeance. Ainsi, par exemple, un ouvrage sur la punition publié en 2001 intitule son chapitre sur le rétributivisme comme suit “Le châtiment comme vengeance”. Gordon (1994) affirme que “le châtiment ou la vengeance pour le tort qui a été causé par le coupable”. Pour Roberts (1963), la punition était perçue comme une “vengeance ou un châtiment" contre le malfaiteur.
Pourquoi prétends-je que le châtiment n’est pas une vengeance ? Car la Bible interdit catégoriquement la vengeance : “Ne te venge ni ne garde rancune aux enfants de ton peuple, mais aime ton prochain comme toi-même : Je suis l'Éternel” (Lévitique 19:18). La confusion réduit notre capacité à penser clairement à un problème auquel nous sommes confrontés, et lorsqu’elle affecte le langage, cela devient un handicap collectif. Aujourd’hui, le mot châtiment est devenu si entaché qu’il nous est difficile de l’utiliser sans susciter d’émotions. Aussi, j’emploierais une phrase plus neutre : la justice en tant que réciprocité.
La première apparition de cette idée survient dans l’alliance que D.ieu fait avec Noa’h après le déluge : “Celui qui verse le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé” (Genèse 9:6). Cette phrase (à la fois en hébreu et en anglais) est un chiasme, une structure littéraire de la forme ABCCBA. Cela n’est pas un hasard. La forme reflète le contenu. Dans le chiasme, la deuxième moitié de la phrase est le reflèt de la première. Il décrit un monde dans lequel ce qui vous arrive est l’image reflétée dans le miroir de vos actions. C’est la justice telle que Shakespeare la décrit en tant que “mesure pour mesure”. Vous serez traités de la même manière avec laquelle vous traitez les gens.
Ainsi, il existe un lien intime entre la justice en tant que réciprocité et le grand commandement biblique : “aime ton prochain comme toi-même” (Lévitique 19:18). Ensemble, ils représentent les deux facettes de la vie morale. La première est le commandement d’aimer : fais aux autres ce que tu voudrais que l’on te fasse. La deuxième est le commandement de rendre justice : les autres agiront envers toi comme tu as agi envers eux.
Ces deux concepts sous-tendent une idée que nous semblons avoir perdu ces derniers siècles, celle que le monde est un endroit où Dieu crée un ordre, mais au sein duquel l’humanité a une tendance à créer le chaos. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de lois, d'avocats, de policiers, de cours et de juges. La vision biblique donne une place centrale à l’idée d’univers ordonné, où chaque chose a son intégrité et sa place. D'où le sens des limites (morales). La raison pour laquelle D.ieu dit à Adam et Ève de ne pas manger des fruits d’un des arbres du jardin d’Éden est de faire savoir qu’il existe des limites à toute chose, même au paradis.
C’est la raison pour laquelle le mot hébreu pour “faute”, à l’instar de sa traduction anglaise, “transgression”, signifie dépasser une limite, pénétrer un domaine interdit. C’est également la raison pour laquelle le châtiment dans la Bible prend généralement la forme d’un exil, dont la traduction contemporaine est la prison ; l’exil de la maison, de libertés classiques à un endroit étranger. Si un crime représente une action déplacée, alors la réciprocité consiste à placer le coupable au mauvais endroit ; ce faisant, nous espérons qu’il ressentira le même mal qu’il a infligé à autrui. Le résultat est qu’il en éprouvera du regret, admettra ses fautes et sera renvoyé chez lui. La justice biblique est une question de réciprocité, et non pas de représailles ou de vengeance. Il s’agit d’une tentative de restaurer l’ordre après qu’un crime ait perturbé l’ordre moral du monde.
Pourquoi ce concept de justice apparaît-il dans l’histoire de l’Occident concomitamment à la naissance du monothéisme ? Il ne s’agit pas que d’une question à visée historique ; cette interrogation a une portée sur le monde dans lequel nous vivons au vingt-et-unième siècle. Dans un univers polythéiste, le monde est composé d’une multitude de forces qui se confrontent et qui entrent en conflit les unes avec les autres de façon imprévisible. Avec ce seul dénominateur commun, elles ne se préoccupent pas des personnes qu’elles affectent, et à savoir si oui ou non la personne qui est affectée mérite son sort. Dans l'Antiquité, ces forces étaient le soleil, la mer, la terre, la tempête, le vent et la pluie. Aujourd’hui, ce serait l’économie mondiale, l’environnement, la technologie et les conflits internationaux. Dans un tel monde, seul le pouvoir compte. Le pouvoir vainc le droit. La justice, tel que Glaucon l’exprime dans la République de Platon, “est tout ce qui est dans l’intérêt du parti le plus fort”.
Hier comme aujourd’hui, ce qui menace de détruire un tel monde est précisément les représailles et la vengeance, le cycle de la violence, les Montaigus et les Capulets de l’époque. Il n’y a pas de fin au cycle de destruction mutuelle. C’est afin de lutter contre un tel monde qu’un nouveau concept vit le jour, essayant de trouver un ordre dans l’univers, pas uniquement une cruauté aléatoire. Ainsi naquit le monothéisme, et avec lui une nouvelle idée de justice, pas en tant que vengeance mais en tant que rejet du principe même de vengeance.
Qu’est-ce que la vengeance ? Son essence est personnelle : une personne ou un groupe qui restaure son honneur après qu’il fut attaqué. La vengeance est ce que Martin Buber qualifie d’une relation entre le “je” et “toi”. Elle est intensément personnelle.
Dès le départ, la justice pénale cherche à passer du personnel à l’impersonnel, de la vengeance à un processus légal, un droit dont le fait glorieux est qu'il soit impartial, en traitant tout le monde équitablement, le riche comme le pauvre, le puissant comme le faible. Cette idée est si profonde qu’elle mène à la scène incroyable de la Genèse 18 dans laquelle Abraham, se qualifiant de “cendres et de poussière” (Genèse 18:27), est cependant capable de convoquer D.ieu Lui-même au barreau et de dire : “Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique ?” (Genèse 18:25). Même le législateur est soumis à la loi.
Ce fait est important, tel que nous le verrons plus tard lorsque nous nous tournerons vers la “justice restauratrice”, une tentative contemporaine de ramener une dimension du “je” et du “toi” dans le droit pénal. Mais j’espère que cette brève description de justice en tant que réciprocité nous permettra de repenser le concept de justice, car sans elle, nous perdrons la connexion essentielle entre la punition et la justice.
Au début du dix-huitième siècle, une nouvelle tendance a balayé l'Occident. L’un de ses pères fondateurs fut Jérémy Bentham, et elle a atteint son expression pratique dans les années 1960. Un changement profond s’est produit dans le paysage moral occidental durant lequel notre compréhension du châtiment a changé. Elle est passée de justice de “réciprocité” à un châtiment visant à prévenir, dissuader et réhabiliter ; un châtiment fondé sur une ingénierie sociale. Ce phénomène a eu lieu avec en toile de fond le bond de la science, la destitution de la religion et la “naissance du moderne”.
Trois changements majeurs s’opérèrent dans la civilisation occidentale de l’époque. Le premier fut une réorientation temporelle du passé à l’avenir. Dans son livre Keywords[1], Raymond Williams nous démontre de quelle façon, au cours du dix-huitième siècle, une série de mots qui jusqu’alors avaient été perçus comme neutres ou négatifs, prirent un sens positif : des mots comme “moderne”, “original”, “créatif”, “progressiste” et bien d’autres. La culture occidentale ne se tourna dorénavant plus vers le passé pour sa sagesse, mais vers l’avenir. Pour la première fois, le nouveau serait considéré comme meilleur que l’ancien. Le concept de punition changea également : d’une réponse à un acte passé, il devint une réponse mesurée par des conséquences à venir (dissuasion, réhabilitation, etc.). Ce fut le premier changement.
Le deuxième fut qu’au dix-huitième siècle, pour la première fois, l’éthique aspira à se joindre à la science. À la suite des accomplissements de Copernic, Galilée et Newton, la science est devenue la référence de la légitimité. Un résultat fut l'utilitarisme, la tentative de transformer l’éthique en un calcul scientifique de conséquences (“le plus grand bonheur pour le plus grand nombre”), en employant cela en tant que procédure décisionnelle pour des enjeux de politique publique. L’utilitarisme est notoirement indifférent aux revendications de la justice.
Le troisième développement, le plus ironique, était qu’au même moment où les gens étaient en quête de libertés politiques et morales, le doute s’est abattu sur l’existence même de la liberté humaine, c’est-à-dire la liberté en tant que choix, libre-arbitre et responsabilité morale. Une succession de déterminismes l’ont remplacé : le déterminisme scientifique (Pierre-Simon Laplace), le déterminisme économique (Karl Marx), le déterminisme psychologique (Sigmund Freud), et plus récemment, le déterminisme génétique. Consécutivement au décodage du génome humain, il fut attendu que les gènes liés au crime, au comportement antisocial, à la violence etc. puissent être dépistés.
Si nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons clairement pas être tenus responsables de nos actions. Si le libre-arbitre est une illusion, nous ne pouvons ni être coupables de nos crimes, ni mériter un châtiment. Tout le concept de moralité (et avec elle, la justice en tant que réciprocité) devient incohérent. C’est la raison pour laquelle le concept de châtiment a été déplacé, non pas parce qu’il implique une vengeance (ce n’est pas le cas), mais parce qu’il est basé sur le libre-arbitre, qui a été ébranlé par les hypothèses des sciences humaines et sociales. Le danger est que le droit pénal commence à perdre son ancrage dans l’idée même de justice.
Cette perspective est inquiétante à bien des titres. L’utilitarisme est connu pour être la logique des régimes totalitaires car l’une des formes les plus efficaces de dissuasion est un procès-spectacle dans lequel la culpabilité de l’accusé est hors-sujet ; ce qui compte, c’est la confession publique de la culpabilité. Côté prévention, le récent film de Steven Spielberg, Minority Report, met en scène un monde dans lequel les crimes peuvent être détectés avant d’être commis, et peuvent donc être évités avant qu’ils ne surviennent. Si la logique de la punition est la prévention, alors la punition prédictive est par définition meilleure que la punition après la survenue de l’événement. En ce qui concerne la réhabilitation, nous pouvons aisément supposer que dans un futur proche, quelqu’un affirmera que les criminels ne devraient pas être punis, mais devraient plutôt subir une forme d’ingénierie génétique qui enlèvera le gène responsable de la violence et le remplacer par quelque chose de plus pacifique.
Ce sont clairement des histoires horribles, mais le plus grave est qu’il n’y a rien dans la logique de l’utilitarisme sur le fait de juger les actions par leurs conséquences afin d’exclure l’une de ces possibilités ; car elle peuvent représenter les formes de dissuasion, prévention et réhabilitation les plus efficaces. C’est la raison pour laquelle je suis attentif à ce que nous ne perdions jamais la logique de punition en tant que justice (châtiment), car il s’agit de notre seule défense de l’idée que chacun d’entre nous est une personne responsable, un sujet et pas simplement un objet ; et que la punition est en définitive une éducation à la responsabilité, impliquant que la manière dont nous apprenons ce que signifie nuire aux autres, c’est en le subissant nous-mêmes.
Ce qui me conduit à l’idée relativement nouvelle de justice réparatrice. Elle a été testée sous différentes formes en Nouvelle-Zélande, au Canada ainsi qu’en Angleterre, en particulier sur les jeunes malfaiteurs. La justice réparatrice englobe une variété d’approches, parmi lesquelles les médiations entre victime et malfaiteur, les conférences de famille de groupes et parfois l’implication de dirigeants ou de groupes communautaires locaux. La justice réparatrice représente une tentative de ramener une dimension personnelle au crime et à la punition, le genre de dimension personnelle qu’elle avait dans ses premières formes dans l’histoire de la société.
La justice réparatrice est donc à la fois postmoderne et prémoderne. Elle implique généralement une confrontation entre le criminel et sa victime afin qu’il puisse comprendre l’impact de son crime sur une ou plusieurs vraies vies. Il n’est pas moins important de souligner que cela est un moyen de permettre à la victime (ou à sa famille) de ressentir que sa voix a été entendue. Cela fait également partie du processus de guérison. Le troisième motif est que la justice réparatrice a pour but de nous laisser voir le crime pas uniquement comme une faute morale et un comportement déviant, mais également comme une forme de blessure, une lésion dans l’environnement familial et communautaire qui nécessite d’être pansée. La justice restaurative cherche la réintégration du criminel et de la victime au sein de la communauté, en recollant les morceaux de la société.
Parce que j’ai écrit la politique de la communauté, je suis intéressé et intrigué par la justice réparatrice, qui constitue une tentative de ramener la communauté plutôt que l’État dans le système pénal ; en particulier puisque, comme je l’ai énoncé auparavant, la justice fut à l’origine une forme de restauration, quoique différente, mais tout de même une forme de restauration.
Cependant, il y a un élément qui doit être clarifié si nous devons évaluer la justice réparatrice, et là encore, mon point de départ est la Bible hébraïque, qui demeure l’un des textes les plus profonds sur le crime et l’ordre moral. Il n’y a pas une seule voie dans la Bible hébraïque, mais bien deux. Elles sont différentes et elles coexistent. J’ai déjà abordé l’une d’entre elles. Elle est dominée par le mot justice, au sens de réciprocité.
L’autre est définie par un ensemble de concepts incluant le remords, le repentir, l’expiation, le pardon et la miséricorde. La raison pour laquelle il existe deux voies, c’est parce qu’au coeur de l’univers moral, tel que le judaïsme et le christianisme l’entendent, il y a non seulement une série de règles, mais également une présence intensément personnelle, le Juge suprême, D.ieu Lui-même, qui juge certes mais qui pardonne également. C’est la raison pour laquelle le jour le plus saint de l’année est Yom Kippour, le jour de l’expiation des fautes. Aujourd’hui, nous pourrions l’appeler le jour de la justice réparatrice.
La différence entre justice et expiation est que la justice traite de dommages objectifs, un bien endommagé, une personne blessée, un visage balafré, une vie enlevée. L’expiation ne traite pas de dommages objectifs, mais plutôt des dommages subjectifs : la perte, le traumatisme et la tristesse infligés à la victime, voire dans certains cas à la famille de la victime. La justice punitive cherche à restaurer l’ordre moral objectif. La justice réparatrice cherche à restaurer l’ordre subjectif, les relations affectées par le crime. Elles ne peuvent être gérées que par une rencontre personnelle directe entre le malfaiteur et la victime (et dans certains cas, dans des plus grands cercles tels que la famille et la communauté). Telle est la justice réparatrice.
Il existe un principe fondamental dans la loi juive selon lequel le jour d’expiation efface uniquement les péchés entre nous et D.ieu. Dans les cas où nous avons heurté ou offusqué des personnes, nous sommes pardonnés seulement si nous procédons à un remboursement (en cas de vol), regrettons et demandons pardon, et que la personne accepte nos excuses. La raison est que même D.ieu ne peut pas faire l’impossible, en l'occurrence pardonner à la place de quelqu’un d’autre. Il nous pardonne pour des fautes commises contre Lui, mais si nous cherchons le pardon pour une faute commise contre X, nous devons être pardonnés par X. Cela ne peut être fait par procuration, et la puissance de “ne peut être” est logique. Seules la victime ou la famille de la victime en dernier recours peuvent pardonner, et c’est pourquoi la justice réparatrice requiert une rencontre entre le “moi” et le “toi” ; entre le criminel et la victime.
Il existe une place pour la justice réparatrice, mais seulement en guise d’accompagnement, et jamais en guise de remplacement, à la sentence judiciaire et à la punition. À la différence de ses prédécesseurs (les représailles, la vengeance et leurs contraires, le pardon et l’expiation), l’essence même du droit pénal est que le droit est impératif. Le juge ne prend pas au tribunal la place de la victime. Si c’était le cas, nous aurions à faire à un système de vengeance, et non pas à un système judiciaire. Ainsi, un juge ne peut pas pardonner, malgré le fait qu’il puisse prendre en compte le remords, le regret, les circonstances personnelles du criminel et la probabilité qu’une offense se produise à nouveau comme facteurs pouvant atténuer une sentence. La justice réparatrice est donc valable, mais il s’agit d’une erreur de l’appeler justice. La justice est précisément ce qu’elle n’est pas. Il s’agit d’une forme d’expiation, ou bien comme nous le dirions aujourd'hui, de médiation, de résolution de conflits, de thérapie ou de catharsis. Telle est sa vertu, à savoir que ce n’est pas une forme de justice.
Pourquoi est-ce que je trouve que la justice réparatrice est valable ? Car elle tente de combler l’un des grands échecs de la pensée sociale depuis le dix-huitième siècle, la tentative de voir l’humanité, la moralité et la société dans des termes puisés des sciences naturelles. Lorsque vous tentez d’analyser un problème d’un point de vue scientifique, vous commencez habituellement par analyser les phénomènes par leurs plus petits composants, leurs “atomes”. C’est ce que Thomas Hobbes a fait dans l’un de ses textes clés sur la modernité, le Léviathan[2]. Il a perçu les gens comme des atomes, à l’instar des révolutionnaires français de 1789, ainsi que toute la tendance de pensée abstraite légale et politique que la juriste de Harvard Mary-Ann Glendon qualifie de “rights talk”. Le critique le plus distingué de cette tendance fut Edmund Burke, qui a plutôt parlé de “petits pelotons” qui lient les individus aux groupes. Les théories des rights talk ont tendance à voir les individus comme des groupes, coupés de tout attachement à la famille, la communauté, la société, l’histoire et la tradition.
Cela peut être logique d’un point de vue théorique, mais pas sur le plan humain, car nous ne sommes pas des atomes. Nous sommes les enfants de ces parents, les membres de cette communauté, les porteurs de cette histoire, les amis de ces voisins, et ces liens sont fondamentaux pour déterminer qui nous sommes et ce que nous devenons. Plusieurs siècles de pensée sociale ont cependant eu tendance à les ignorer. Le résultat est que la famille, la communauté ainsi que les autres liens sociaux et de socialisation sont devenus fragiles et se sont atténués dans le monde d’aujourd’hui.
Il y a quelques années, j’ai passé la journée à Sherborne House, le centre pour jeunes délinquants qui fut l’objet du documentaire télévisé et livre de Roger Gref, Living Dangerously. Il s’agit d’un centre pour les jeunes délinquants, âgés de dix-huit ans environ pour la plupart, qui vivent dans la délinquance depuis huit à dix ans. C’est leur dernière chance avant une peine de prison. Je faisais un documentaire télévisé et deux moments m’ont paru terrifiants.
Le premier est survenu lorsque j’ai posé la question suivante aux jeunes délinquants : “Lorsque vous aurez des enfants, quel genre de père voudriez-vous devenir ?” À ma grande surprise, plusieurs d’entre eux se sont mis à pleurer. Ils savaient exactement quel genre de père ils voulaient être : quelqu’un qui serait là pour ses enfants, ferme, résistant et constant, mais avant tout présent. Ma question les a pris de court, et ils ont subitement compris ce qu’ils n'avaient pas reçu de leurs propres pères.
Le deuxième est survenu lorsque j’ai interrogé le directeur du centre sur les réseaux de soutien que les jeunes gens auraient à leur départ du centre. La réponse était plus ou moins aucun ; ou du moins aucun de la communauté locale ou de leur famille. Pour la première fois, j’ai pu me projeter dans la vie d’un jeune délinquant, sans le soutien que j’avais toujours pris pour acquis. Briser une habitude comportementale est difficile. Sans aide, cela peut être impossible. Je me rappelais du dicton africain, repris par Hillary Clinton comme titre d’un livre : “Il faut un village entier pour élever un enfant”. Nous ne sommes pas des atomes sociaux.
Ce que la justice réparatrice rétablit, c’est un aperçu de l’homme dans le contexte du crime. Elle ne s’adresse pas à l’action, la faute ou le dommage causé. Elle s'adresse à la personne, le criminel et la victime, et les prend au sérieux en tant que personne. Elle se concentre sur l’ensemble du réseau relationnel dans lequel nous évoluons. Certaines formes de crimes ont lieu dans l’anonymat, lorsque vous ne connaissez ni la victime ni ne soupçonnez de la rencontrer. La justice réparatrice restaure le visage personnel du crime en confrontant le criminel avec sa victime et vice-versa. Ainsi, un processus de guérison peut commencer, soit au moyen d’excuses et de regrets de la part du criminel, et de pardon (ou du moins de compréhension) de la part de la victime et de la communauté. Ce n’est pas la justice, on l’appelait classiquement l’expiation, mais c’est un accompagnement non négligeable de la justice. C’est le visage humain du crime.
Mon propos a été simple. J’ai d’abord ébauché un chapitre dans l’histoire des idées, en commençant par les représailles et la vengeance qui appartiennent à un monde dans lequel la force est prédominante (l’actualité internationale semble encore tragiquement prise au piège de ce modèle) ; puis je me suis dirigé vers la révolution du monothéisme dans lequel la vengeance humaine est interdite, sa place étant occupée pas les processus impersonnels de loi. De là, j’ai parlé de la transformation de la pensée à partir du dix-huitième siècle, époque au cours de laquelle le châtiment a commencé à être perçu en termes de conséquences potentielles (un éloignement de la justice à destination de l’ingénierie sociale) et non pas en termes de passé ou de crime à proprement parler. Ensuite, je suis passé aux intérêts récents de la justice réparatrice, avec sa tentative de personnaliser le crime en confrontant le criminel à sa victime et (parfois) à la famille, à la communauté de la victime. J’ai affirmé que cela ne constitue pas une forme de justice, ni ne peut supplanter le processus impartial du tribunal. Elle appartient à ce qui était autrefois appelé expiation, que l’on nomme aujourd’hui médiation ou résolution de conflits. Il est préférable de ne pas la considérer comme une alternative au châtiment en tant que justice, mais comme un accompagnement d’une valeur certaine, permettant à la victime de sentir que sa voix a été entendue, au coupable d’affronter les conséquences humaines du crime, et à la communauté de contribuer à la réintégration des deux parties.
En parlant de justice réparatrice, j’ai touché à une idée fondamentale qui doit nous préoccuper tous en tant que citoyens. L’un des grands enseignements de la Bible hébraïque est que la création d’une société gouvernée par la loi ne peut être accomplie uniquement par les tribunaux. Cette mission incombe essentiellement aux familles et aux communautés, et de l’éducation telle que conçue dans la Bible, l’intériorisation de la loi, afin que plus la loi est gravée dans nos consciences (ce que Freud a qualifié de surmoi), moins elle est oppressante, s’agissant du besoin de policiers, de surveillance et d’autres mécanismes de coercition. Le concept d’éducation en tant qu’assimilation a commencé à réapparaître dans notre programme national sous le titre de citoyenneté. Le maintien de la loi est un partenariat complexe dans lequel nous partageons tous une responsabilité : parents, écoles, voisins, communautés, amis et modèles publiquement reconnus. Si la loi se termine au tribunal, elle commence toujours ailleurs, dans les habitudes de respect de la loi auxquelles nous devons tous contribuer.
Permettez-moi de terminer avec un hommage simple à votre travail. Il y a douze ans et demi, lorsque je suis devenu grand rabbin, je fus invité à un dîner dans l’optique de parler de mes espoirs pour la communauté juive. Il y avait parmi nous un avocat de grande renommée, qui n’est malheureusement plus de ce monde, le défunt Sir Peter, puis Lord juge en chef Taylor. À la fin de mon discours, il s’est tourné vers moi pour me dire : “Monsieur le rabbin, j’applaudis votre vision, mais que ferez-vous avec un vieux pécheur invétéré comme moi ?” J’ai répondu : “Peter, comment pouvez-vous parler de vous-même de la sorte ? Ne vous rappelez-vous pas de la phrase des sages juifs il y a 2000 ans : “Chaque juge qui livre un verdict véritable devient un partenaire de D.ieu dans l'œuvre de la création ?” Sir Peter a eu la bonne grâce de rougir. À une époque où tant de blagues cruelles sont faites sur les avocats, permettez-moi de vous saluer en tant que partenaires de D.ieu dans le double processus de créer une société juste et gracieuse ; l’amour de la loi et la loi de l’amour.
[1] Raymond Williams, Keywords (London:FourthEstate,1988).
[2] Thomas Hobbes, Leviathan (London:Penguin Classics, 2017).