Le discours de la Reine (discours inaugural)
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Mes lords, lorsque je suis entré dans cette Chambre pour la première fois, j’y suis entré depuis la chambre de Moïse, et je remercie mes confrères d’avoir fait en sorte qu’un rabbin se sente chez soi.
Aujourd’hui, je ressens l’inverse, car Moïse au buisson ardent fut si ému qu’il dit à D.ieu ne pas pouvoir parler, car il n’était pas “un homme à la parole facile” (Exode 4:10).
Remarquez que cela ne l’a pas empêché de parler abondamment par la suite. En effet, lorsqu’il supplia D.ieu de pardonner le peuple d’avoir fabriqué le Veau d’or, il parla durant quarante jours et quarante nuits.
Cependant, lorsqu’il demanda à D.ieu de guérir sa sœur Myriam, il ne s’est limité qu’à cinq mots. Les lords m’ont fait savoir que, lors d’un discours inaugural, il est préférable de se tromper comme le dernier et non comme le premier Moïse, ce que je m’efforcerai de faire.
L’émotion forte que je ressens aujourd’hui peut être expliquée simplement. Mon défunt père est arrivé ici après avoir fui les persécutions en Pologne. La famille de ma mère était arrivée ici un peu avant. Et l’amour qu’ils éprouvaient pour l’Angleterre était intense.
Cela m’a pris un moment pour le comprendre, mais j’ai finalement réalisé ce que tant de juifs en Angleterre savent dans leur cœurs et dans leurs entrailles. Si ce n’était pas pour ce pays, leurs parents et grand-parents n’auraient pas pu vivre, et ils ne seraient pas nés.
Ce sentiment viscéral de redevabilité a fait que les juifs de ce pays ont voulu lui redonner en participant à tous les aspects de la société, avec tout leur cœur. Ils ont contribué à ses arts et ses sciences, son droit et sa médecine, ses affaires et ses finances, ses forces armées et sa vie publique, ses œuvres de charité et ses associations de volontariat. Et ils voulaient que nous fassions de même, fier d’être anglais et fier d’être juif, ne voyant aucune contradiction entre les deux, mais bien au contraire un renforcement mutuel. Je pense que cela vaut pour d’autres minorités de ce pays.
Mon défunt père a dû quitter l’école à l’âge de quatorze ans pour aider à soutenir financièrement la famille, et il a voulu que nous, ses quatre fils, recevions l’éducation que lui n’a pas eue. Pour cela également, je suis profondément reconnaissant. Nous avons été capables nous quatre d’aller à l’université, la même université qui a éduqué un secrétaire des affaires étrangères israélien, Abba Eban, qui, des années plus tard, y est retourné pour recevoir un prix, et y a fait un discours qui commençait par les paroles suivantes : “C’est là que j’ai appris l’honnêteté, l’intégrité et l’amour de la vérité qui me furent un si grand désavantage dans ma carrière politique”.
J’y ai également appris des leçons que je n’oublierai jamais. J’étais religieux, et mon superviseur de thèse doctorale, le défunt Sir Bernard Williams, était l’intellectuel athée le plus talentueux d’Angleterre. Mais il n’a jamais déprécié ou même mis au défi ma foi religieuse. Car nous étions tous deux des participants égaux dans cette quête collaborative de la vérité que les Sages juifs ont qualifié il y a longtemps de “controverse au nom du Ciel”.
Et c’est cela que j’ai redécouvert dans la Chambre des lords. Quels événements extraordinaires se passent ici ! Lorsque quelqu’un parle, les autres écoutent. Lorsque les gens sont en désaccord, ils l’expriment poliment. Ce sont des biens précieux à notre époque caractérisée par les affrontements verbaux, la baisse de la durée d’attention, les voix emportées et la politique des gladiateurs. Et j’espère que, quels que soient les changements constitutionnels que cette Chambre envisage, de telles choses seront toujours préservées. Car ce que je retrouve dans la Chambre des lords, et ce que j’ai appris à l’université, sont les fondements des vertus qui forment ce que mes parents ont tant aimé en Angleterre : sa tolérance, sa décence, son sens peu démonstratif mais en même temps indomptable d’équité et de justice.
Et avec cela, j’en viens à mon propos. La liberté démocratique n’est pas uniquement une question d’arrangements politiques, de constitutions et de lois, d’élections et de majorités. Elle dépend également de ce qu’Alexis de Tocqueville a nommé “les habitudes du coeur” : sur la civilité, la volonté d’écouter l’autre partie, le respect envers ceux avec qui vous êtes en désaccord et les amitiés qui transcendent les frontières des différents partis et des différentes religions. Ce sont des valeurs qui doivent être sans cesse enseignées à chaque génération.
Si nous avons une chose à apprendre de l’histoire juive, c’est que la liberté dépend de l’éducation. Pour défendre un pays, nous avons besoin d’une armée, mais pour défendre une civilisation, nous avons besoin d’écoles. La Bible nous précise qu’Avraham fut choisi afin d’enseigner à ses enfants l’exercice de la vertu et de la justice. Moïse a donné le commandement suivant, inclus dans ce qui est devenu l’une des prières les plus célèbres : “Tu les inculqueras à tes enfants” (Deutéronome 6:7). Dans l’antiquité, les égyptiens ont construit des pyramides, les grecs des temples et les romains des amphithéâtres. Les juifs, eux, ont construit des écoles. Et grâce à cela, isolé au milieu de ces civilisations antiques, le judaïsme a survécu.
Je me demande si, même aujourd’hui, nous valorisons suffisamment les enseignants, car ils sont les gardiens de notre liberté. Les écoles nous enseignent les théories et les faits. Elles nous aident à répondre à la question : “Que sais-je ?” Les écoles nous enseignent des compétences. Elles nous aident à répondre à la question : “Que sais-je faire ?” Mais elles nous enseignent également l’histoire de notre nation, ce que la liberté représente et comment elle fut combattue, et quelles batailles les générations antérieures ont dû mener pour la défendre. Elles nous aident à répondre aux questions : “Qui suis-je ? À quelle histoire j’appartiens ? Et de quelle façon dois-je vivre en conséquence ?” Elles nous enseignent à garder la foi avec le passé tout en honorant nos obligations envers l’avenir. Dans le meilleur des cas, elles nous enseignent la responsabilité pour le bien commun.
Aujourd’hui malheureusement, les écoles font face à une culture qui surestime parfois la réussite matérielle. Il y a quelques années, j’ai visité une école dont la plupart des élèves étaient issus de milieux favorisés. Ils m’ont raconté que la semaine précédente, un inspecteur avait visité l’école et testé les enfants sur leur vocabulaire ; ils avaient sept ou huit ans. Il leur a demandé : “Qui peut m’expliquer le sens du mot “économie ?” Un des enfants a levé la main et s’est exclamé : “Monsieur, c’est là où les autres gens s’assoient dans l’avion”.
Heureusement, de telles choses sont rares. Ainsi, avec la permission des lords, j’aimerais dire : valorisons nos enseignants, maintenons l’éducation au sommet de nos priorités, et nous élèverons une génération d’enfants britanniques qui feront notre fierté.