Le danger d’externaliser la moralité
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Le 26 mai 2016, Rabbi Sacks a prononcé le discours suivant lorsqu’il reçut le prestigieux prix Templeton de la fondation John Templeton à l’occasion de la cérémonie de la remise des prix à Londres.
Lorsque j’appris que j’avais gagné ce prix, je fus bouche bée : ce fut un événement sans précédent dans l’histoire du rabbinat. Mais j’en ressors ému, rempli d’humilité, reconnaissant et avec une motivation profonde car, pour moi, cette distinction ne repose pas seulement sur ce qui a été fait, mais aussi sur ce qu’il reste à faire.
Pour moi, ce prix repose davantage sur la responsabilité de l’avenir que sur la reconnaissance du passé, et c’est vers cet avenir que je porte mon regard aujourd’hui. Nous sommes à un moment fatidique dans l'histoire. Partout où nous regardons, politiquement, économiquement, d’un point de vue environnemental, il y a insécurité et instabilité. Ce n’est pas exagéré de dire que l’avenir de l’occident et la vision unique de la liberté dont il a été pionnier au cours de ces quatre derniers siècles est en danger.
J’aimerais me pencher ce soir sur un phénomène en particulier qui a façonné l’Occident, en le conduisant dans un premier temps à la grandeur, mais aujourd’hui à une crise. Il peut être résumé en un mot : externalisation. À première vue, rien ne semblerait plus innocent et productif. Il s’agit de la base de l’économie moderne. C’est la division du travail d’Adam Smith et la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo qui dispose du fait que même si tu es meilleur que moi dans tout, nous gagnons tous les deux si tu fais ce en quoi tu excelles et que je fais ce dans quoi j’excelle, et que nous faisons du commerce. La question est la suivante : y a-t-il des limites ? Y a-t-il des choses que nous ne pouvons pas ou ne devrions pas externaliser ?
La question a été soulevée en raison de l’émergence des nouvelles technologies et des outils de communications instantanés à l’échelle mondiale. Du coup, au lieu d’externaliser au sein d’une économie, nous le faisons entre les économies. Nous avons vu l’externalisation de la production à des pays au bas salaire. Nous avons vu l’externalisation des services, de telle sorte que vous pouvez vous trouver dans une ville aux États-Unis, réserver une chambre d’hôtel dans une autre ville, sans savoir que votre appel a été pris en Inde. Cela semblait être une bonne idée à l’époque, comme si l’Occident disait au monde : vous vous occupez de la production et on s’occupe de la consommation. Mais est-ce viable à long terme ? Les banques ont ensuite commencé à externaliser les risques, prêtant bien au-delà de leurs possibilités, estimant que les prix de l’immobilier ne cesseraient d’augmenter ; ou, et c’est encore plus significatif, qu’en cas de crash immobilier, ce serait le problème d’une autre contrepartie, pas le leur.
En outre, il y a une forme d’externalisation à laquelle nous n’accordons que peu d’attention : l’externalisation de la mémoire. Nos ordinateurs et nos smartphones ont développé des capacités de mémorisation encore plus grandes, de kilo-octets à mégaoctets, de mégaoctets à gigaoctets, tandis que nos mémoires et celles de nos enfants n’ont fait aller qu’en se réduisant. En effet, pourquoi se soucier de se rappeler de quoi que ce soit aujourd’hui si vous pouvez vérifier l’information sur Google ou Wikipédia en une microseconde ?
Mais je pense que nous avons fait une erreur ici. Nous avons confondu l’histoire et la mémoire, qui ne sont pas du tout la même chose. L’histoire est une réponse à la question : “Que s’est-il passé ?” La mémoire est une réponse à la question : “Qui suis-je ?” L’histoire repose sur les faits ; la mémoire est liée à l’identité. L’histoire est son histoire. Quelqu’un d’autre l’a vécu, pas moi. La mémoire est mon histoire, le passé qui m’a forgé, dont je suis le gardien de l’héritage pour le bien des générations à venir. Sans mémoire, il n’y a pas d’identité. Et sans identité, nous ne sommes que poussière devant l’infini.
Par nos lacunes mémorielles, nous avons oublié l’une des leçons les plus importantes ayant émergé des guerres de religions aux seizième et dix-septième siècles, et la naissance de la liberté qui s’ensuivit. Bien que l’idée semble ancienne, elle est toujours d’actualité : une société libre est un accomplissement moral. Sans retenue, sans la capacité de remettre à plus tard la gratification de l’instinct et sans les habitudes du cœur et des actions vertueuses, nous perdrons finalement notre liberté.
C’est ce que Locke voulait dire lorsqu’il a établi une différence entre la liberté, celle de faire ce que nous devons, et la permission, la liberté de faire ce que bon nous semble. C’est ce qu’Adam Smith a affirmé lorsqu’il a écrit The Theory of Moral Sentiments[1], et ce, avant qu’il n’écrive The Wealth of Nations[2]. C’est ce que Washington a voulu dire lorsqu’il s’est exclamé : “les droits de l’homme ne peuvent être garantis qu’au sein d’un peuple vertueux”. Et Benjamin Franklin lorsqu’il a dit : “Seul un peuple vertueux est capable d’être libre”. Et Jefferson lorsqu’il a dit : “Une nation en tant que société forme une personne morale, et chacun de ses membres est responsable de sa société”.
L’Occident abandonna à une certaine période cette croyance. Lorsque je suis allé à Cambridge dans les années 1960, le cours de philosophie était à l’époque appelé sciences morales, en vertu du principe que, tout comme les sciences naturelles, la moralité était objective, réelle, faisant partie du monde extérieur. Cependant, je découvris bientôt que presque personne ne croyait en cela aujourd’hui. La moralité n’était rien de plus que l’expression d’une émotion, ou d’une émotion subjective, d’une intuition privée ou d’un choix indépendant. Elle représentait ce que je voulais qu’elle soit. En effet, il n’y avait plus rien d’autre à étudier que le sens des mots. Plutôt qu’à une civilisation vivace, tout cela me semblait plutôt ressembler à un effondrement civilisationnel.
Cela m'a pris des années avant de comprendre ce qui s’était passé. La moralité avait été divisée en deux et externalisée à d’autres institutions. Il y avait des choix moraux et il y avait des conséquences à nos choix moraux. La moralité elle-même était externalisée vers le marché. Le marché nous donne des choix, et la moralité elle-même n’est qu’une série de choix au sein de laquelle le bien et le mal n’ont aucun sens au-delà de la satisfaction ou de la frustration du désir. Le résultat est que nous trouvons cela de plus en plus difficile de comprendre qu’il y ait des choses qu’on veuille faire, que nous pouvons nous permettre de faire, et avons le droit de faire, mais que nous ne devons pas faire car elles sont injustes, déshonorables, déloyales ou dégradantes ; en un mot, contraires à l’éthique. L’éthique a été fondue dans l’économie.
Les conséquences de nos choix furent externalisées à l’État. Les mauvais choix ont mené à des mauvais résultats : des relations infructueuses, des enfants négligés, des maladies dépressives, des vies gâchées. Mais le Gouvernement s’en occupera. Oubliez le mariage, ce lien sacré entre mari et femme. Oubliez le fait que les enfants aient besoin d’un environnement humain aimant et rassurant. Oubliez la nécessité des communautés de nous soutenir si le besoin s’en fait sentir. La protection sociale fut externalisée à l'État. En ce qui concerne la conscience, qui a autrefois joué un si grand rôle dans la vie morale, elle pourrait être externalisée à des organes de réglementation. Ainsi, ayant réduit la vie morale à l’économie, nous avons transféré les conséquences de nos choix à la politique.
Et cela semblait fonctionner, du moins pendant une génération ou deux. Mais aujourd’hui, les problèmes qui ont émergé ne peuvent être résolus par le marché ou par l'État lui-même. Pour n’en mentionner que quelques-uns : le taux de chômage structurel qui suit l’externalisation de la production et des services. Le taux de chômage grandissant consécutif à la substitution par l’intelligence artificielle du jugement et des compétences humaines. Les taux d’intérêts artificiels qui encouragent l’endettement et qui découragent l’épargne et l’investissement. Le salaire trop excessif des directeurs d’entreprise. La baisse du niveau de vie, d’abord de la classe ouvrière, puis de la classe moyenne. L’instabilité de l’emploi, même pour les diplômés. L’incapacité des jeunes familles à pouvoir se permettre d’acheter une maison. L’effondrement du mariage qui mène aux problèmes insolubles de la pauvreté infantile et la dépression. La chute du taux de natalité dans toute l’Europe, qui a mené à des taux d’immigration sans précédent qui représentent aujourd’hui la seule manière pour que l’Occident maintienne sa population, et l’échec systématique d’intégrer certains de ces groupes nouveaux venus. La perte de la famille, de la communauté et de l’identité qui nous donna autrefois la force de survivre lors de temps incertains. Et il y en a d’autres.
Pourquoi sont-ils insolubles ? D’abord parce qu’ils sont globaux, et que les gouvernements ne sont que nationaux. Ensuite, car ils s’inscrivent dans le long terme alors que le marché et les politiques libérales démocratiques suivent une logique de court terme. Troisièmement, car ils dépendent des changements d’habitudes de comportements, que ni le marché ni l’État libéral démocratique sont mandatés de faire. Mais par-dessus tout, parce qu’ils ne peuvent pas être résolus par le marché et l’État exclusivement.
On ne peut pas externaliser la conscience. Vous ne pouvez pas déléguer la responsabilité morale. Lorsque c’est le cas, vous éveillez des attentes insatiables. Et, inévitablement, lorsqu’elles ne sont pas atteintes, la société s’emplit de déception, de colère, de peur, de ressentiment et de critiques. Les gens commencent à se réfugier dans des pensées irréelles, qui peuvent prendre quatre formes différentes : l’extrême-droite, l’extrême-gauche, l'extrémisme religieux et la laïcité agressive. L’extrême-droite cherche un retour à un âge d’or qui n’a jamais existé. L’extrême-gauche aspire à un avenir utopique qui n’existera jamais. Les extrémistes religieux croient qu’il est possible d’amener le salut par la terreur. Les laïcs fondamentalistes pensent que nous aurons la paix en nous débarrassant de la religion. Ce sont toutes des fantaisies et les poursuivre mettra en danger les fondements mêmes de la liberté.
Toutefois, nous avons vu des formes de laideur et d’irrationalité que je n’aurais jamais pensé vivre à mon époque, y compris en politique conventionnelle américaine et britannique. Nous avons constaté l’abandon de la liberté académique sur les campus universitaires anglais et américain, au nom du droit à ne pas se sentir offensé par une opinion contraire à la nôtre. Telle est la trahison des clercs, la trahison intellectuelle de notre époque et elle est en effet très dangereuse. Y a-t-il une autre façon de faire?
Deux phénomènes historiques m’ont longtemps fasciné. Le premier est que, malgré son retard sur la Chine pendant plus de mille ans, l’Occident l’a dépassée au dix-septième siècle, en inventant la science, l’industrie, la technologie, le libre-marché et la société libre.
Le deuxième phénomène, pas moins étrange, est que les juifs et le judaïsme ont survécu pendant 2000 ans après la destruction du second Temple, perdant avec lui tout le socle biblique : leur terre, leur foyer, leur liberté, leur Temple, leurs rois, leurs prophètes et leurs prêtres.
L’explication dans les deux cas est la même. Il s’agit du contraire de l’externalisation : l’internalisation de ce qui avait autrefois été extérieur. Partout où les juifs priaient dans le monde, il y avait un Temple. Chaque prière était un sacrifice, chaque juif était un prêtre, et chaque communauté un fragment de Jérusalem. Quelque chose de semblable s’est produit dans certains mouvements de l’islam qui ont interprété le jihad non pas comme une guerre physique sur le champ de bataille mais en tant qu’épreuve spirituelle au coeur de l’âme.
Un phénomène similaire s’est produit dans le christianime après la Réforme, en particulier dans le calvinisme qui a transformé la Hollande, l’Écosse, l’Angleterre et la révolution aux États-Unis des Pères pèlerins. Max Weber attribua cela à l’esprit du capitalisme. L’autorité externe de l’Église fut remplacée par la voix intérieure de la conscience. Cela a rendu possible les réseaux de confiance largement répandus sur lesquels le bon fonctionnement du marché repose. Nous avons tellement l’habitude de différencier le matériel et le spirituel que nous oublions parfois que le mot “crédit” provient du mot latin credo, qui signifie “je crois” et “confiance”, tandis que le prérequis de l’investissement et de la croissance économique provient du latin fidentia, qui signifie “foi” ou “confiance”.
Ce qui émergea dans le judaïsme et le christianisme de l’après Réforme était le plus rare des personnages : la personnalité intérieure. Pendant l’essentiel de l’histoire, la grande majorité des sociétés ont choisi leur orientation soit en fonction de la tradition, soit en fonction des autres. Les gens sont habitués à faire ce qu’ils font soit parce ce que c’est ce qu’ils ont toujours fait, soit parce ce que c’est ce que les autres font.
Les personnes introverties sont différentes. Elles deviennent les pionnières, les innovatrices et les survivantes. Elles ont un GPS internalisé, et elles ne sont donc pas décontenancées par des territoires inexplorés. Elles ont un grand sens des responsabilités envers les autres. Elles transmettent leurs valeurs à leurs enfants. Elles appartiennent à la communauté. Elles sont audacieuses, mais calculent bien leurs risques. Lorsqu’elles échouent, elles s’en remettent rapidement.
Elles sont disciplinées. Elles aiment les défis et travaillent assidûment. Elles pensent à long terme. Elles sont plus intéressées par la durabilité que par les profits rapides. Elles savent qu’elles doivent être responsables envers les clients, les employés et les actionnaires, ainsi qu’auprès du grand public, car c’est seulement comme cela qu’elles survivront sur le long terme. Elles ne font pas de choses imprudentes comme de la créativité comptable, des hypothèques à risque et des émissions de données falsifiées, car elles savent que l’on ne peut pas y prétendre trop longtemps. Elles ne brûlent pas le présent au détriment de l’avenir, car elles ont un sens de la responsabilité pour l’avenir. Elles ont la capacité de reporter la gratification de l’instinct. Elles agissent ainsi car elles ont une voix morale intérieure. Cette voix, certains l’appellent la conscience. D’autres l'appellent la voix de D.ieu.
Les cultures de ce genre durent longtemps. Elles mettent en déroute l’entropie et la perte d’énergie qui ont marqué le déclin et la chute de tout empire et superpuissance de l’histoire. Mais l’Occident, pour prendre les paroles de la reine Elsa dans La reine des neiges, a “lâché prise”. Il a externalisé la responsabilité. Il a réduit l’éthique à l’économie et la politique. Ce qui signifie que nous sommes dépendants du marché et de l’État, des forces que nous ne pouvons pas vraiment contrôler. Et un jour, nos descendants prendront un pas de recul et diront : “Comment l’Occident a-t-il perdu ce qui l’a autrefois rendu si puissant ?”
Chaque observateur des grandes révolutions de l’histoire - depuis les prophètes d’Israël jusqu’au sage musulman Ibn Khaldum, de Giambattista Vico à John Stuart Mill, de Bertrand Russell à Will Durant - a fait le même constat : les civilisations commencent à s’éteindre lorsqu’elles perdent leur passion morale qui les a créées au départ. C’est arrivé à la Grèce et à Rome, et cela peut également se produire en Occident. Les signes évidents sont les suivants : un taux de naissance en déclin, un affaiblissement de la moralité, une perte de confiance dans les institutions sociales, une auto-indulgence de la part du riche, une perte d’espoir chez le nécessiteux, des minorités non intégrées, un échec à faire des sacrifices au présent pour le bien de l’avenir, une perte de foi dans les croyances anciennes et aucune nouvelle vision pour les remplacer. Tels sont les signes de danger, et ils ne cessent de clignoter désormais.
Il existe une alternative : se recentrer de nouveau vers notre personnalité intérieure. Cela implique de retrouver la dimension morale qui lie notre bien-être à celui des autres, nous rendant collectivement responsables du bien commun. Cela implique aussi de retrouver la dimension spirituelle qui nous aide à faire la différence entre la valeur et le prix des choses. Nous sommes davantage que des consommateurs et des votants ; notre dignité transcende ce que nous gagnons et possédons. Cela implique de se rappeler que l’important n’est pas tant de satisfaire nos désirs que de savoir quels désirs satisfaire. Cela implique de faire preuve de retenue aujourd’hui pour que nos enfants aient un avenir viable. Cela implique de regagner une mémoire et une identité collectives afin que la société devienne un foyer plutôt qu’un hôtel. En résumé, cela implique d’apprendre qu’il y a des choses que l’on ne peut pas ou que nous ne devrions pas externaliser, et des responsabilités que nous ne pouvons pas ou que nous ne devrions pas déléguer.
Nous devons à nos enfants et à nos petits-enfants de ne pas rejeter ce qui a autrefois octroyé tant de puissance à l’Occident ; pas pour le bien d’un passé idéalisé, mais pour le bien d’un avenir particulièrement exigeant et mouvementé. Si nous lâchons prise, si nous continuons d’oublier qu’une société libre est un accomplissement moral qui dépend de nos habitudes de responsabilité et de retenue, ce qui surviendra - que ce soit la Russie, la Chine, l’État islamique ou l’Iran - ne sera ni libéral ni démocratique, et ce ne sera certainement pas libre. Nous devons restituer les dimensions morales et spirituelles du langage du 21e siècle, en utilisant les médias du 21e siècle, et par des moyens qui unissent plutôt qu’ils ne divisent.
Les dimensions morales et spirituelles de l’épanouissement humain représentent l’essence du prix Templeton et de la Fondation Templeton ; et c’est en développant globalement ces thèmes, ensemble avec les autres, tout au long des prochaines années, que j’espère rendre ne serait-ce qu’un peu de l’honneur dont vous m’avez gratifié aujourd’hui.
[1] Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments (London: Penguin Classics,2010).
[2] Adam Smith, The Wealth of Nations (London: Penguin Classics,1982).